André Schwarz-Bart obtient en 1959 le prix Goncourt avec Le dernier des Justes, son premier roman. Dans ce livre, l'auteur retrace la persécution des Juifs en Europe du XIIème siècle au XXème à travers le destin d'une famille, les Lévy. Le dernier de ses représentants, Ernie, se retrouve à Marseille pendant la seconde guerre mondiale.
Craignant le pire, il décida de présenter au plus vite ses hommages à une demoiselle de trottoir. Mais quittée l'encoignure sombre où elle se tenait, il fut touché par son allure de bête lasse ; et lorsqu'elle se tint devant lui, dans un galetas, papotante et affable sous l'ampoule nue qui dessinait cruellement ses traits, le jeune homme fou ressentit une douleur déchirante dans sa poitrine.
- Excusez-moi, madame la putain, dit-il avec son accent étrange, j'ai changé d'avis. Soyez assez bonne pour accepter cet argent et me laisser partir.
- Tu es malade ? Tu as du chagrin ? Je ne te plais pas ? Comme tes yeux sont tristes ; toi, tu es un étranger qui n'est pas d'ici.
- Le chagrin, dit Ernie, ça n'est pas pour moi.
- Tu as donc de la peine ?
Ernie s'assit sur le lit, réfléchit, s'inventa une biographie ; lorsqu'il en eut terminé avec sa famille de Marseille, il passa à ses grands-parents de Toulon, aux attaches multiples qu'il possédait dans la région de Nîmes, dévidant tout cela comme autant de titres qui le constitueraient en homme à la face du monde. "Et vous ?" demanda-t-il enfin.
La fille hésita, s'offrit un enfant, puis deux ; enfin les agrémenta d'une vieille mère, car ce sont de ces choses qui approfondissent le pathétique. Puis elle se mit à plaisanter, et, de boutade en mignardise, éteignit la lumière avec une sorte de discrétion amoureuse. Elle babillait même tandis qu'elle faisait subir au malheureux dément les derniers outrages.
22 sept. 2014
19 juil. 2014
Joseph O'Neill
Joseph O'Neill a connu le succès avec Netherland paru en 2008. Le narrateur Hans van den Broek évoque le souvenir de Chuck, son ami retrouvé assassiné dans un canal. Dans cette plongée dans le passé sont souvent évoquées aussi les relations avec sa femme, faites de hauts et de bas.
Et pourtant, cette nuit-là, nous nous sommes cherchés dans la chambre aux stores baissés. Durant la semaine qui suivit, notre dernière semaine comme famille à New York, nous avons eu des relations sexuelles avec une fréquence qui nous a rappelé notre première année ensemble, à Londres. Cette fois-ci, cela dit, nous procédions étrangement, sans baisers, en nous caressant, nous nous léchions, nous nous sucions, nous baisions sans passion les cons, les bites, les trous du cul et les nichons qui se rassemblaient lors de nombreuses rencontres, aussi successives que malheureuses. La vie elle-même s'était désincarnée. Ma famille, la colonne vertébrale de ma vie, s'était désintégrée. J'étais perdu dans un temps invertébré.
Et pourtant, cette nuit-là, nous nous sommes cherchés dans la chambre aux stores baissés. Durant la semaine qui suivit, notre dernière semaine comme famille à New York, nous avons eu des relations sexuelles avec une fréquence qui nous a rappelé notre première année ensemble, à Londres. Cette fois-ci, cela dit, nous procédions étrangement, sans baisers, en nous caressant, nous nous léchions, nous nous sucions, nous baisions sans passion les cons, les bites, les trous du cul et les nichons qui se rassemblaient lors de nombreuses rencontres, aussi successives que malheureuses. La vie elle-même s'était désincarnée. Ma famille, la colonne vertébrale de ma vie, s'était désintégrée. J'étais perdu dans un temps invertébré.
7 mai 2014
J.M. Coetzee
Le prix Nobel de littérature J.M. Coetzee a publié en 1999 le roman Disgrâce qui est récompensé du Booker Prize. Le livre est l'histoire de David Lurie, professeur d'université et séducteur, dont la vie bascule après avoir été accusé de harcèlement sexuel sur Mélanie, une de ses étudiantes. Le voici au volant de sa voiture dans les rues du Cap.
Les prostituées sont en nombre sur les trottoirs : à un feu rouge, l'une d'elles lui tape dans l'oeil, une grande fille dans une minijupe de cuir noir. Pourquoi pas, se dit-il, en ce soir de révélations ?
Il se gare dan sun cul-de-sac sur les flancs de Signal Hill. La fille est soûle ou peut-être droguée : il ne parvient pas à tirer d'elle des propos cohérents. Néanmoins elle s'acquitte du travail qu'elle a à faire aussi bien qu'il pouvait l'espérer. Ensuite, elle se repose, le visage sur ses genoux. Elle est plus jeune qu'elle ne semblait à la lumière des réverbères, plus jeune même que Mélanie. Il lui pose une main sur la tête. Il a cessé de trembler. Il est un peu vaseux, satisfait ; et aussi il se sent étrangement protecteur.
Alors c'est ça et rien de plus, se dit-il, comment avais-je pu oublier ?
Pas un mauvais type, mais pas un bon non plus. Pas froid, mais pas de feu non plus, même quand il brûle. En tout cas, rien de comparable à Teresa , ni même à Byron. Manque d'ardeur. Est-ce que ce sera là le verdict sur son compte, le verdict de l'univers dont l'oeil embrasse tout ?
La fille sort de sa torpeur, s'assied. "Où est-ce que tu m'emmènes ? marmonne-t-elle.
- Je te ramène là où je t'ai trouvée."
Les prostituées sont en nombre sur les trottoirs : à un feu rouge, l'une d'elles lui tape dans l'oeil, une grande fille dans une minijupe de cuir noir. Pourquoi pas, se dit-il, en ce soir de révélations ?
Il se gare dan sun cul-de-sac sur les flancs de Signal Hill. La fille est soûle ou peut-être droguée : il ne parvient pas à tirer d'elle des propos cohérents. Néanmoins elle s'acquitte du travail qu'elle a à faire aussi bien qu'il pouvait l'espérer. Ensuite, elle se repose, le visage sur ses genoux. Elle est plus jeune qu'elle ne semblait à la lumière des réverbères, plus jeune même que Mélanie. Il lui pose une main sur la tête. Il a cessé de trembler. Il est un peu vaseux, satisfait ; et aussi il se sent étrangement protecteur.
Alors c'est ça et rien de plus, se dit-il, comment avais-je pu oublier ?
Pas un mauvais type, mais pas un bon non plus. Pas froid, mais pas de feu non plus, même quand il brûle. En tout cas, rien de comparable à Teresa , ni même à Byron. Manque d'ardeur. Est-ce que ce sera là le verdict sur son compte, le verdict de l'univers dont l'oeil embrasse tout ?
La fille sort de sa torpeur, s'assied. "Où est-ce que tu m'emmènes ? marmonne-t-elle.
- Je te ramène là où je t'ai trouvée."
5 avr. 2014
Gabriela Adamesteanu
Dans son roman Situation provisoire publié en 2011, la romancière Gabriela Adamesteanu livre le récit de la relation adultérine et clandestine entre Letitia et Sorin, deux fonctionnaires du régime totalitaire roumain. Les deux amants se retrouvent dans un appartement miteux prêté par un ami.
Sorin défait les paquets de jambon de Prague et de saucisson de Sibiu, je vous en prie, chère madame, goûtez, goûtez aux delicatessen du buffet de l'Ecole du Parti ! Ses doigts s'attardent sur ses lèvres, dont ils suivent le dessin, il aimerait les voir s'arrondir et sucer, comme il a vu dans la salle de cinéma d'un sex-shop de Düsseldorf, où il s'est masturbé dans le noir. Il n'ose pas demander ça à Letitia, qui ne prend aucune initiative au lit. Mais à cette seule pensée, le visage de Sorin ressemble à celui d'un petit garnement, et son sourire, qu'il voulait brutal, a tendu ses lèvres d'une sournoiserie un peu méchante. Il pose son verre de vodka sur le plancher et la porte dans ses bras jusqu'au lit, en enfouissant dans sa chevelure son visage aux couleurs changeantes. Cette inexplicable affection le ramène au temps de ses premières amours, elle s'est moulée sur son grand corps blanc aux omoplates jonchées de grains de beauté, et lui a fermé à moitié les yeux. Son visage aux traits allongés par le désir appelle ce corps dans lequel, chuchote-t-il, il voudrait se cacher.
Sorin défait les paquets de jambon de Prague et de saucisson de Sibiu, je vous en prie, chère madame, goûtez, goûtez aux delicatessen du buffet de l'Ecole du Parti ! Ses doigts s'attardent sur ses lèvres, dont ils suivent le dessin, il aimerait les voir s'arrondir et sucer, comme il a vu dans la salle de cinéma d'un sex-shop de Düsseldorf, où il s'est masturbé dans le noir. Il n'ose pas demander ça à Letitia, qui ne prend aucune initiative au lit. Mais à cette seule pensée, le visage de Sorin ressemble à celui d'un petit garnement, et son sourire, qu'il voulait brutal, a tendu ses lèvres d'une sournoiserie un peu méchante. Il pose son verre de vodka sur le plancher et la porte dans ses bras jusqu'au lit, en enfouissant dans sa chevelure son visage aux couleurs changeantes. Cette inexplicable affection le ramène au temps de ses premières amours, elle s'est moulée sur son grand corps blanc aux omoplates jonchées de grains de beauté, et lui a fermé à moitié les yeux. Son visage aux traits allongés par le désir appelle ce corps dans lequel, chuchote-t-il, il voudrait se cacher.
28 févr. 2014
Claro
En plusieurs occasions, Claro a été loué sur ce site pour ses traductions. Voici venu le moment de lui rendre hommage pour l'un de ses romans : CosmoZ, publié en 2010. Ce livre est inspiré du célèbre livre pour enfants 'Le magicien d'Oz'. Dans la scène suivante, le Dr Bergfield et son assistante Miss Glinda concluent un acte chirurgical réalisé sur la personne de Frank Baum (l'auteur du magicien d'Oz) par un acte digne de figurer dans cette anthologie.
Bergfield laisse sa nuque épouser le cuir alvéolé du dossier de la chaise, le scalpel lui tombe des doigts, ses genoux se serrent, Glinda glisse aux pieds du totem Bergfield puis, élastique/goulue/experte, embouche sa hampe, pianote quelques gammes et hop, absorbe en hoquetant la substance bergfieldienne, et pour la énième (et sans doute dernière) fois, de toute cette grandiloquente et suave chiennerie, il ne naît rien.
Les parents doivent s'impatienter, murmure Glinda d'une voix bizarrement onctueuse.
Certes, certes, toussote Bergfield en se reculottant.
Collé à son tube de cendre, le cigare a cessé de fumer.
Bergfield laisse sa nuque épouser le cuir alvéolé du dossier de la chaise, le scalpel lui tombe des doigts, ses genoux se serrent, Glinda glisse aux pieds du totem Bergfield puis, élastique/goulue/experte, embouche sa hampe, pianote quelques gammes et hop, absorbe en hoquetant la substance bergfieldienne, et pour la énième (et sans doute dernière) fois, de toute cette grandiloquente et suave chiennerie, il ne naît rien.
Les parents doivent s'impatienter, murmure Glinda d'une voix bizarrement onctueuse.
Certes, certes, toussote Bergfield en se reculottant.
Collé à son tube de cendre, le cigare a cessé de fumer.
2 févr. 2014
Zampano / Johnny Truant (Errand)
En 1998, un jeune Californien du nom de Johnny Truant, connu également sous son pseudonyme de Johnny Errand, rassemble les notes manuscrites rédigées par un certain Zampano, alors décédé, et fait circuler sur Internet l'ensemble sous le nom de Navidson Record. Cette publication marginale rencontre un grand succès et finira plus tard par être éditée de manière conventionnelle. Ce récit met en scène Navidson dans sa très étrange maison. Le voici en compagnie de Tom, son frère.
Cette fois, c'est Tom qui rompt le silence : "Tu connais l'histoire du type sur la corde raide?"
Navidson sourit : " Je suis content de voir que certaines choses ne changent jamais.
- Hé, celle-là elle est vraie. C'est un type de vingt-cinq ans qui marche sur une corde tendue au-dessus d'un profond précipice pendant qu'à l'autre bout du monde ou presque un autre type âgé de vingt-cinq ans se fait faire une pipe par une vieille de soixante-dix ans, mais tu sais quoi, exactement au même moment, les deux hommes ont exactement la même pensée. Tu sais laquelle ?
- Aucune idée."
Tom adresse un clin d'oeil à son frère.
" Ne baisse pas les yeux."
Cette fois, c'est Tom qui rompt le silence : "Tu connais l'histoire du type sur la corde raide?"
Navidson sourit : " Je suis content de voir que certaines choses ne changent jamais.
- Hé, celle-là elle est vraie. C'est un type de vingt-cinq ans qui marche sur une corde tendue au-dessus d'un profond précipice pendant qu'à l'autre bout du monde ou presque un autre type âgé de vingt-cinq ans se fait faire une pipe par une vieille de soixante-dix ans, mais tu sais quoi, exactement au même moment, les deux hommes ont exactement la même pensée. Tu sais laquelle ?
- Aucune idée."
Tom adresse un clin d'oeil à son frère.
" Ne baisse pas les yeux."
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