26 janv. 2013

Antonio Soler

L'écrivain espagnol Antonio Soler reçoit en 2004 le prestigieux prix Nadal pour Le chemin des Anglais, un roman d'apprentissage mettant en scène une bande de jeunes à la recherche de leur chemin d'adultes. Le roman est adapté au cinéma par Antonio Banderas en 2006. Dans l'extrait suivant, le poète Miguelito et sa petite amie Luli Gigante assis côte à côte sur un canapé aperçoivent par un heureux effet de miroir les ébats amoureux de leurs amis Paco Fronton et la Pin-up, installés dans la pièce voisine.


Luli prenait la main de Miguelito, oscillant des hanches, s'installait sur le sofa sans quitter des yeux les silhouettes de la pièce voisine. Miguelito ébaucha un geste de recul, le vin maintenant affluait dans un coin de son coeur, ses battements l'empêchant de parler et Luli, elle, écartait les cuisses et de sa main libre elle tirait sur le tissu élastique du bikini, les veines de son cou battaient au rythme de son coeur. Lentement, feignant de continuer à tirer sur son bikini, Luli s'introduisait le petit doigt dans le sexe, le retirait encore plus lentement et, le regard perdu, de son doigt luisant en écartait les lèvres et il en sortait comme une bulle comique, innocente. Elle ferma les yeux, un instant, tandis que Paco Fronton introduisait son membre dans la Pin-up et, agrippé à ses hanches et à ses cuisses commençait à s'activer, à la saillir violemment tandis qu'elle se cramponnait au meuble, tournant la tête de droite à gauche, tendant ses bras, se pliant et se tendant sous les assauts de Fronton, on entendait les grincements du meuble, un gémissement de la Pin-up qui ne semblait pas venir du miroir et Luli de nouveau ouvrait son sexe, y introduisait deux doigts et les y laissait, la silhouette de Paco Fronton disparaissait du miroir, on entendait sa voix, Luli ouvrit plus grand les yeux, il y eut un nouveau bruit, un murmure près de la porte, et puis des pas et la voix de Paco Fronton, sans qu'on sache ce qu'il disait, et c'est comme s'ils revoyaient sa silhouette dans le miroir, de profil, le pénis dressé presque vertical. Luli ferma les yeux, elle sortait ses doigts de son vagin, Paco Fronton de nouveau derrière la Pin-up lui enlevait son débardeur, et Luli mit sa main dans l'entrejambe de Miguelito, sans le regarder, il la lui enleva, et il sentit sur ses doigts la moiteur, la bave, l'odeur de Luli, la Pin-up gémissait, Paco Fronton saisissait son sexe, tentait de la pénétrer, essayait encore encore, elle se plaignait de nouveau, remuait une jambe, et Paco Fronton maintenant, oui, commençait à bouger en elle, à la prendre peut-être par derrière, la Pin-up se cabrait et Luli caressait l'entrejambe de Miguelito, qui lui prenait la main sans conviction, voyait comment le Pin-up se caressait les seins, Luli lui descendait son slip de bain, se penchait sur lui, cette chevelure tumultueuse, ces boucles presque dorées, et mettait son sexe dans sa bouche, la tiédeur de la salive, le vin était une houle lente et obscure, Miguelito fermait les yeux et voyait une femme au loin, une adolescente, Béatrice, les couloirs de l'hôpital, les vers alignés sur le papier, fourmis parcourant le livre, des mots, le bruit de la bouche, il ouvrit les yeux, Luil, d'une main, rejetait ses cheveux en arrière, sa langue, spongieuse, grande, il revit les yeux de Luli au restaurant, les lustres, une infirmière se montrant à la porte de sa chambre à l'hôpital et lui plongeant dans l'eau, le bruit des éclaboussures, les stridulations des cigales ou les crépitements de l'électricité, la Pin-up dans la cuisine, ses tétons oscillants, la vitesse et l'odeur des fleurs dans la nuit d'été. Miguelito ouvrit les yeux et crut voir les yeux de la Pin-up dans le miroir, il vit le dos de Luli Gigante, comme celui d'une étrangère, le dos de cette petite fille jetée sur lui et là, tandis qu'il observait la lisière du bikini sur sa taille, la frontière entre le tissu noir et la peau, le duvet doré, il sentit que le vin et tout son sang, les stridulations des cigales, le monde entier sortaient de son corps et remplissaient le bouche, couvraient le visage de Luli.

13 janv. 2013

Jeffrey Eugenides

L'écrivain Jeffrey Eugenides publie peu de romans. Le dernier, Le roman du mariage, sorti en 2011 neuf ans après le précédent, revisite le thème de l'initiation et du triangle amoureux en mettant en scène une femme, Madeleine, et deux hommes, Leonard et Mitchell. Dans le passage suivant, la vie de Madeleine s'enrichit d'une nouvelle expérience, au terme d'une soirée alcoolisée passée de bar en bar.


Elle entra dans l'appartement sans s'être aperçue qu'elle avait monté un escalier. Une fois dans la chambre, en revanche, le protocole lui apparut clairement, et elle commença à se déshabiller. S'allongeant sur le dos, elle tenta en riant d'attraper ses chaussures, avant de s'en débarrasser avec les pieds. Thurston, lui, était déjà en caleçon. Parfaitement immobile, il se confondait avec ses draps blancs tel un caméléon.
Pour ce qui était du baiser, Thurston était un minimaliste. Il pressait ses lèvres fines contre celles de Madeleine et, juste au moment où elle les entrouvrait, il se retirait.. On aurait dit qu'il s'essuyait sur elle. Ce jeu de cache-cache n'était pas très engageant, mais elle ne voulait pas que ça se passe mal (elle voulait que la bière purificatrice purifie), c'est pourquoi elle laissa de côté la bouche de Thurston et entreprit de l'embrasser ailleurs. Dans son cou à la Ric Ocasek, sur son ventre blanc de vampire, sur le devant de son caleçon.
Pendant tout ce temps il resta silencieux, lui qui, en classe, était si volubile.
Madeleine ne sut trop quel était son but lorsqu'elle baissa le caleçon de Thurston. Elle se dédoubla et devint spectatrice de la scène - ne manquait que ce son de guimbarde qu'émettent certains butoirs de porte à ressort en se relâchant. Madeleine se sentit obligée de faire ce qu'elle fit ensuite. Au delà de la morale, se posait un problème anatomique. La bouche de Madeleine n'était tout simplement pas l'organe prévu par la nature pour cette fonction. Elle devait forcer pour maintenir une ouverture suffisante, comme chez le dentiste lors d'une prise d'empreinte. Sauf qu'en l'occurrence, la pâte à empreinte refusait de rester tranquille. Qui avait eu cette idée-là, d'abord ? Quel génie avait pensé qu'on pouvait conjuguer étouffement et plaisir ? Il existait un meilleur endroit où mettre Thurston, mais déjà, influencée par des signaux physiques - l'odeur inhabituelle de Thurston, les légers tressautements de grenouille de ses jambes -, Madeleine savait qu'elle ne le laisserait jamais accéder à cet autre endroit. Il fallait donc continuer, et elle baissa la tête sur Thurston, qui lui dilata la gorge comme un stent une artère. Sa langue amorça des mouvements défensifs, s'opposa à une pénétration plus profonde; "Stop !" faisait sa main, qu'elle tendait devant elle à la manière d'un agent de la circulation. Du coin de l'oeil, elle vit que Thurston avait calé un oreiller sous sa tête pour regarder.
Ce que Madeleine faisait là, dans le lit de Thurston, n'avait rien à voir avec Thurston lui-même. Elle recherchait l'avilissement, et elle l'avait trouvé. Elle ignorait pourquoi elle voulait se rabaisser ainsi, elle savait seulement que c'était lié à Leonard et à l'intensité de sa souffrance. Sans terminer ce qu'elle avait commencé, elle releva la tête, s'assit sur les talons et se mit à pleurer doucement.

8 janv. 2013

Gonçalo M. Tavares

Le très grand écrivain portugais Gonçalo Tavares a publié en 2011 Un voyage en Inde, un roman majeur, poétique et philosophique, que ce site ne peut laisser de côté, même si la présence ici de l'extrait suivant se justifie en faisant fonctionner un peu son imagination. Ce passage est tiré du Chant VI.


 43
... Et le vieil homme,
un ami récent, commença alors
son histoire. Il faisait un temps froid et venteux,
raconta le vieux, mais soudain une armée
se leva toute entière, comme
un seul homme. Et parce qu'il faisait un temps froid
et venteux,
et également pour rectifier des détails sur une carte,
cette armée déclara la guerre à une autre armée.

44
Apparemment, certaines dames, poursuivit le vieux,
avaient entre-temps été accusées
d'exercer un savoir-faire exaltant
au niveau des organes du milieu et de faire profiter
généreusement de ce savoir-faire
de nombreux hommes
(comme le fait le vent fort lorsqu'il
s'abat en plein sur des milliers de graines).
On les appela, pour finir, des prostituées compétentes,
ce qui est sympathique et désagréable.

45
Evidemment, désigner négativement nos femmes
seulement par quelques indices obscènes
semble exagéré, car un indice obscène,
c'est une évidente contradiction dans les termes,
personne ne devant tirer de conclusions
d'une expression brève et clairement chaotique
comme celle-là.
Mais ils existaient - ces indices obscènes.