28 juil. 2012

Ernst Jünger

Quelques mois avant de rejoindre la Wehrmacht, Ernst Jünger écrit et publie en 1939, Sur les falaises de marbre, un roman allégorique de dénonciation de la barbarie. On y trouve ce bref passage que je n'ai pu m'empêcher de lire dans l'esprit de ce site.


La nuit monta, baignant la terre d'une lueur verte, comme venue des grottes. Les guirlandes pendantes de chèvrefeuille versaient leur profonde senteur, et les sphinx du soir s'élevèrent tout chatoyant vers les jaunes calices des fleurs. Nous les voyions qui se posaient doucement, frémissants et comme perdus dans un rêve voluptueux, sur la lèvre des calices allongés, puis, par la trompe étroite et légèrement courbe, ils se précipitaient tout vibrants vers les délices profondes.

15 juil. 2012

Elliot Perlman

Elliot Perlman, avocat de Melbourne, est un écrivain peu prolifique. En 2003, il publie Ambiguïtés, un roman magistral dans lequel l'histoire d'un jeune enseignant à la dérive est racontée en sept chapitres, témoignages de sept personnages. Dans l'extrait suivant, Joe, plongé dans un demi-sommeil peu après avoir violemment agressé un paparazzi intrusif, est rejoint au lit par son épouse Anna avec laquelle les relations se sont depuis longtemps refroidies. En réalité, il s'agit de Sophie, la soeur de sa femme.

                                           (Margot Q Knight)
 
Elle se glisse dans le lit, elle n'a gardé que ses dessous. Elle me chuchote quelque chose. Je n'entends pas vraiment, mais elle n'est pas en colère contre moi. Je le sais, d'après le ton de sa voix. Maintenant, elle atteint des parties de moi que cela lui était égal de ne plus toucher, croyais-je. Sa voix s'est adoucie. Elle parle avec lenteur. A présent, à sa voix, je saisis qu'elle est sous les couvertures. Elle admet que j'ai eu raison de lui réserver ce traitement. Je sais à qui elle pense - je sais à quoi elle pense. Elle s'exprime par vagues et , entre les vagues, elle me prend dans la bouche. Je ne bouge pas. Impossible de me rappeler la dernière fois qu'elle m'a pris dans la bouche, et tout se passe comme si elle comprenait que c'est à cela que je pense, car elle me le chuchote. Entre deux souffles, elle me chuchote qu'elle me fait cela à cause de ce que j'ai infligé à cet homme. Elle me voit différemment, maintenant, elle me revoit comme avant, et je ne bouge pas, de crainte que ça ne change. Elle vient sur moi. Par rapport à ce matin, elle a rajeuni. J'ai toujours les yeux clos et je suis allongé, immobile, j'écoute les bruits qui émanent d'elle. C'est comme la mer. Je prends de profondes et discrètes inspirations. Je ne vais plus tenir très longtemps. Je veux la voir faire. Il faut que je conserve cette image. J'ai envie de regarder mais, si je bouge, elle risque de s'arrêter. Le moindre changement, et tout peut s'arrêter. Je risque de tout gâcher. Mais si je veux la voir, là, au bas de mon torse, j'ai intérêt à agir vite. J'ai envie de frissonner. Je ne saurais me contenter d'imaginer comment elle est, sous le voile que forme sa chevelure. Elle laisse courir sa langue sur les côtés, d'un côté puis de l'autre, le plat de la langue. Il va falloir que je regarde. Bientôt. Tout de suite. Je relève les couvertures, lentement, doucement. Cela ne la dérange pas. Elle n'a peut-être pas remarqué. Encore un peu. Je baisse les yeux vers elle, en bougeant à peine la tête de l'oreiller. J'ai les yeux encore presque clos. En bas, par là, il fait sombre. Je vois ses cheveux. Elle ne s'est pas arrêtée. Combien de temps encore allons-nous capables d'habiter ce moment? Elle lève les yeux une seconde ou deux, et je redoute d'avoir tout gâché. Mais dans l'obscurité, je la vois sourire. Elle sourit, puis se lèche les lèvres. Elle a l'air plus jeune. El la voilà qui redescend. Je me laisse glisser dans le lit, juste un peu. Elle lève les yeux. Elle est plus jeune. Je découvre son visage, et il ressemble tellement au visage d'Anna, mais pas à l'Anna que je connais, pas à celle qui boit son thé. Elle me sourit encore, et ce n'est pas Anna. C'est Sophie. Oh, Seigneur. Oh, la jeune et douce Sophie. Je suis lancé à la vitesse d'une locomotive. Tout échappe à mon contrôle, sauf que, maintenant, c'est douloureux, de ce côté-là aussi. Quand je m'étire, je sens se raviver toutes mes autres douleurs. Elles ont mûri. Quand j'expire, je les sens, mais je ne sens rien d'autre. De l'autre côté du lit, les draps sont froids comme de la pierre. Sous moi, c'est humide. J'ouvre les yeux. Il n'y a personne ici. Pas de Sophie, personne.