Voici un extrait de l'Eloge de la marâtre, roman de Mario Vargas Llosa publié en 1988: une scène réunissant un jeune professeur d’orgue et son élève au charme irrésistible, étrangement proche d'un tableau du Titien visible à Madrid .
…la dame, remarquant la ferveur et l’hommage que lui rendent les yeux de ce visage imberbe et pressentant les désirs fébriles que ses formes molles et blanches éveillent chez cet adolescent sensible, ne peut laisser d’être émue et en proie à des humeurs concupiscentes.
Surtout quand le joueur d’orgue la regarde là où il la regarde. Que trouve-t-il ou que cherche-t-il au nid vénusien ce jeune artiste ? Ses pupilles vierges, que tentent-elles de percer ? Qu’est-ce qui l’oriente de la sorte vers ce triangle de peau transparente, traversé de veinules bleues comme des ruisselets, ombré du boqueteau épilé du pubis ? Je ne saurais le dire et je crois que lui non plus. Mais il y a là quelque chose qui attire son regard chaque après-midi sous l’emprise d’une fatalité ou la magie d’un sortilège. Quelque chose comme l’instinct qu’au pied du mont de Vénus ensoleillé, dans la tendre faille que protègent les colonnes galbées des cuisses de la dame, pulpeuse, pourpre et humide de la rosée de son intimité, coule la source de la vie et du plaisir. Bientôt notre seigneur don Rigoberto se penchera sur elle pour y boire l’ambroisie. Le joueur d’orgue sait que cette boisson lui sera toujours refusée car dans peu de temps il entrera au couvent des Dominicains.
28 déc. 2009
24 déc. 2009
Jean Genet
Après le message précédent, il m’a semblé naturel de présenter Jean Genet, une référence souvent explicite dans l’œuvre d’Hélène Cixous. Jean Genet publie Miracle de la rose en 1946. Il y décrit ses amours carcérales, ici avec le co-détenu Divers, en un lieu où brille l’auréole du condamné à mort Harcamone.
Peut-être Divers supposait-il que j’occupais mes nuits avec des rêves moins dangereux, avec son image ou l’image d’un autre amant. Il me jalousait. Il lui fallut donc beaucoup de courage ou beaucoup de lâcheté – en tous les cas, il subit une profonde agitation – pour attendre jusqu’à ce soir, pour s’imposer toute une nuit. Il ne soupçonnait pas comme j’avais travaillé. Il réussit donc à pénétrer dans une cellule de la façon que j’ai rapportée plus haut. Il s’allongea près de moi, sur le bat-flanc. Il picorait sur mon visage mille rapides baisers qui claquaient sec. J’ouvris les yeux.
La chaleur de son corps m’avait troublé. Malgré moi, je le serrai un peu. Sa présence et cet amour me délivraient du miracle que j’avais failli provoquer. A mon étreinte pourtant légère, il répondit par un geste fougueux qui ouvrit mon pantalon (on sait qu’il ne tenait que par une ficelle, elle sauta). Je quittai Harcamone. Divers était déjà à ma queue, que déjà sa bouche et sa langue travaillaient. Je quittai Harcamone. J’allongeai bien mes jambes, je dégageai mon ventre. Je trahissais Harcamone. Et l’épuisement que j’avais éprouvé par le fait de ces quatre nuits s’échappait, remplacé par un bien-être délicieux : le sentiment d’être remonté en surface après un trop long engloutissement fut prolongé.
La chaleur de son corps m’avait troublé. Malgré moi, je le serrai un peu. Sa présence et cet amour me délivraient du miracle que j’avais failli provoquer. A mon étreinte pourtant légère, il répondit par un geste fougueux qui ouvrit mon pantalon (on sait qu’il ne tenait que par une ficelle, elle sauta). Je quittai Harcamone. Divers était déjà à ma queue, que déjà sa bouche et sa langue travaillaient. Je quittai Harcamone. J’allongeai bien mes jambes, je dégageai mon ventre. Je trahissais Harcamone. Et l’épuisement que j’avais éprouvé par le fait de ces quatre nuits s’échappait, remplacé par un bien-être délicieux : le sentiment d’être remonté en surface après un trop long engloutissement fut prolongé.
21 déc. 2009
Hélène Cixous
Hélène Cixous publie Souffles en 1975, une fiction à l’écriture complexe dont il a été écrit que l’exploration glorieuse du corps et de la féminité en constitue la matière.
Hélène Cixous a obtenu le prix Médicis en 1969
Hélène Cixous a obtenu le prix Médicis en 1969
Son corps est un jeune palmier. Son tronc de couleurs si vives qu’il n’a pas l’air naturel mais inventé. La substance du tronc est vivante et fraîche comme d’une tige de fleur qu’une immense montée de sève aurait transformée. Le premier tronçon vert très vif. Je le tiens embrassé, perchée aussi haut que possible. Il va s’attendrissant vers le haut. Où je l’étreins le tronc est bleu roi, d’une chair élastique contre mon pubis ; puis à nouveau, au-dessus de moi au bout la partie plus fragile est vert vif, plus tendre. Collée au tronc, je sens couler ton sang sous ma joue. Je ne sais plus bien si je monte encore ou si dans un demi-sommeil nous caressant nous sommes emportés dans ces métamorphoses d’où parfois je ne me reviens pas, mais je m’en fous – « Je touche la vie en ce moment. Ce sera naturel pour tous dans mille ans. » – car j’atteins bientôt l’extase où tien et mien sont ravis et va dire qui branle qui branche qui fourche qui…
Je jure que c’est la veine de ton sexe que mes dents mordillent le long de cette branche mais c’est mon sexe mordillé qui crève de joie et ruisselle sur ton ventre. Au moment où je veux serrer contre ma poitrine ton pénis, l’arbre m’empoigne et m’étreint à me couper le souffle. « Cet instant est légendaire ! » me dis-je dans un ultime affolement ; mais stop ! Toutes pensées arrêtées, je me jette à l’autre, sous la forme qu’on voudra, on s’en fout, échevelée, renversée, les feuilles détachées, en averse mes particules, c’est le même besoin de l’étoile, tu m’attrapes dans tes branches, je glisse et suis écorchée, par de telles déchirures le lait du ciel entre ou gicle. Ce sera une noyade là-haut. A jouir.
A vive allure l’arbre cingle. Nous tournoyons, un sursaut, l’arbre rue, je lâche tout, quelle terreur ! C’est moi, moi seule qui la gorge nouée sans proférer un son m’en vais valser là-haut dans un champ frétillant de bancs d’étoiles, elles filent et virent à coups de queues humides en silence autour de moi qui ne puis, abîmée de volupté, lever le petit doigt. Tournoyade, le dais céleste répand ses fleuves de lait, je succombe, je roule longtemps, longtemps insensible dans les vagues de ma propre chair qui déferle sur la terre. Survolée.
Tout se passe au-dessus de tout : au-dessus de l’arbre sur lequel je retombe en gémissant, au-dessus de mon corps que je vois enroulé entre tes bras dans l’autre lit. Cependant la pluie céleste tombe en tambourinant et me trempe. Vers le milieu du ciel, confusion ! Le bonheur et le malheur sont indémêlables, je me désole, ne pouvoir jouir de ma jouissance, impossible de se multiplier assez vite et haut pour être baisée de toutes parts, pas assez de cons où engouffrer tous les pénis, pas assez de langues pour lécher les orées par où s’enfilant, on pourrait accourir à la chambre des chambres. Pas de voix, balancée à la volée, être terre, sans ouvrir la bouche, penser : « Ma chair ne parle, au sommet, qu’une langue à la fois et encore, le sommet atteint, aucune ! » et je me vois retomber entre ses bras. Lui, pensant que je pense ainsi, d’un formidable coup de branche m’envoie rouler au-dessus de mon corps, et là-haut, je me vois disparaître, et je m’en fous.
Je jure que c’est la veine de ton sexe que mes dents mordillent le long de cette branche mais c’est mon sexe mordillé qui crève de joie et ruisselle sur ton ventre. Au moment où je veux serrer contre ma poitrine ton pénis, l’arbre m’empoigne et m’étreint à me couper le souffle. « Cet instant est légendaire ! » me dis-je dans un ultime affolement ; mais stop ! Toutes pensées arrêtées, je me jette à l’autre, sous la forme qu’on voudra, on s’en fout, échevelée, renversée, les feuilles détachées, en averse mes particules, c’est le même besoin de l’étoile, tu m’attrapes dans tes branches, je glisse et suis écorchée, par de telles déchirures le lait du ciel entre ou gicle. Ce sera une noyade là-haut. A jouir.
A vive allure l’arbre cingle. Nous tournoyons, un sursaut, l’arbre rue, je lâche tout, quelle terreur ! C’est moi, moi seule qui la gorge nouée sans proférer un son m’en vais valser là-haut dans un champ frétillant de bancs d’étoiles, elles filent et virent à coups de queues humides en silence autour de moi qui ne puis, abîmée de volupté, lever le petit doigt. Tournoyade, le dais céleste répand ses fleuves de lait, je succombe, je roule longtemps, longtemps insensible dans les vagues de ma propre chair qui déferle sur la terre. Survolée.
Tout se passe au-dessus de tout : au-dessus de l’arbre sur lequel je retombe en gémissant, au-dessus de mon corps que je vois enroulé entre tes bras dans l’autre lit. Cependant la pluie céleste tombe en tambourinant et me trempe. Vers le milieu du ciel, confusion ! Le bonheur et le malheur sont indémêlables, je me désole, ne pouvoir jouir de ma jouissance, impossible de se multiplier assez vite et haut pour être baisée de toutes parts, pas assez de cons où engouffrer tous les pénis, pas assez de langues pour lécher les orées par où s’enfilant, on pourrait accourir à la chambre des chambres. Pas de voix, balancée à la volée, être terre, sans ouvrir la bouche, penser : « Ma chair ne parle, au sommet, qu’une langue à la fois et encore, le sommet atteint, aucune ! » et je me vois retomber entre ses bras. Lui, pensant que je pense ainsi, d’un formidable coup de branche m’envoie rouler au-dessus de mon corps, et là-haut, je me vois disparaître, et je m’en fous.
12 déc. 2009
J.G. Ballard
J.G. Ballard publie en 1969 La foire aux atrocités, un ouvrage expérimental, féroce et fantasmatique qui reprend des textes parus les années précédentes. L'extrait suivant est tiré de la section Projet pour l'assassinat de Jacqueline Kennedy, écrite en 1967 et publiée la première fois dans la revue anglaise Ambit.
J. G. Ballard donnait le conseil suivant aux lecteurs de ce livre : Au lieu de commencer chaque chapitre par son début (…), contentez-vous d’en tourner les pages jusqu’à ce qu’un paragraphe retienne votre attention ; si quelque idée ou quelque image vous y semble intéressante, balayez alors du regard les paragraphes voisins jusqu’à ce que vous y trouviez quelque chose qui résonne en vous de façon à piquer votre curiosité. Et bientôt, je l’espère, le rideau de brume se déchirera pour permettre au récit sous-jacent d’en émerger.
Fragments de bouches : dans la première étude on avait découpé les photographies des trois personnalités suivantes : Madame Chiang, Elizabeth Taylor, Jacqueline Kennedy. On demanda aux malades de remplir les parties manquantes. Les parties buccales favorisèrent une concentration particulièrement grande de refoulements, d’agressions et de fantasmes sexuels. Dans le test suivant on remit les bouches en place et on retira le reste des visages. Encore une fois, tout convergea vers les parties buccales. Celle de Madame Chiang et Jacqueline Kennedy jouèrent un rôle prépondérant. Ultérieurement on construisit une version « optimale » des bouches de Madame Chiang et Mrs Kennedy.
J. G. Ballard donnait le conseil suivant aux lecteurs de ce livre : Au lieu de commencer chaque chapitre par son début (…), contentez-vous d’en tourner les pages jusqu’à ce qu’un paragraphe retienne votre attention ; si quelque idée ou quelque image vous y semble intéressante, balayez alors du regard les paragraphes voisins jusqu’à ce que vous y trouviez quelque chose qui résonne en vous de façon à piquer votre curiosité. Et bientôt, je l’espère, le rideau de brume se déchirera pour permettre au récit sous-jacent d’en émerger.
Fragments de bouches : dans la première étude on avait découpé les photographies des trois personnalités suivantes : Madame Chiang, Elizabeth Taylor, Jacqueline Kennedy. On demanda aux malades de remplir les parties manquantes. Les parties buccales favorisèrent une concentration particulièrement grande de refoulements, d’agressions et de fantasmes sexuels. Dans le test suivant on remit les bouches en place et on retira le reste des visages. Encore une fois, tout convergea vers les parties buccales. Celle de Madame Chiang et Jacqueline Kennedy jouèrent un rôle prépondérant. Ultérieurement on construisit une version « optimale » des bouches de Madame Chiang et Mrs Kennedy.
9 déc. 2009
Richard Powers
La chambre aux échos, publié en 2006, raconte l'histoire de Mark, dont le cerveau est endommagé après un accident de la route ; il retrouve progressivement ses capacités tout en restant persuadé que sa soeur Karin a été remplacée par une autre femme. Richard Powers a obtenu le prestigieux National Book Award pour ce livre.
Fin mars, les jours rallongeant, elle avait emmené son frère accomplir l’une de ses premières sorties en extérieur. Ils déambulaient dans le parc de l’hôpital tandis que Marc concentrait toute son attention sur un objet impénétrable. Autour d’eux, les premiers insectes printaniers emplissaient l’air de leur bourdonnement. L’aconit d’hiver disparaissait déjà, tandis que crocus et jonquilles pointaient sous les derniers monticules de neige. Une oie à front blanc passa dans le ciel. Mark renversa le cou. Il ne put voir l’oiseau mais, lorsque Mark baissa la tête, un souvenir rayonnait sur son visage. Un sourire plus franc qu’elle ne lui en avait jamais vu depuis la mort de leur père fit irruption sur ses lèvres. La bouche était ouverte, prête pour le mot « oie ». Karin l’encourageait du regard et des mains.
« O-O-O-ordure. Saloperie. Sale pute de merde. Suce ta chatte pourrie tu l’as dans le cul »
Il souriait fièrement. Estomaquée, elle s’écarta, et le visage de Mark s’assombrit. Elle repoussa l’assaut des larmes, reprit son frère par le bras, et, feignant le calme, le remit dans la direction du bâtiment. « C’est une oie, Mark. Tu te souviens des oies ? Toi aussi, tu en es une belle, et bien sotte, tu le sais ?
- Merde pute bite » scandait-il, concentré sur ses pieds paresseux.
C’était le traumatisme, non son frère. Rien que des sons : des choses dépourvues de sens, des choses enfouies, que la blessure faisait remonter.
Fin mars, les jours rallongeant, elle avait emmené son frère accomplir l’une de ses premières sorties en extérieur. Ils déambulaient dans le parc de l’hôpital tandis que Marc concentrait toute son attention sur un objet impénétrable. Autour d’eux, les premiers insectes printaniers emplissaient l’air de leur bourdonnement. L’aconit d’hiver disparaissait déjà, tandis que crocus et jonquilles pointaient sous les derniers monticules de neige. Une oie à front blanc passa dans le ciel. Mark renversa le cou. Il ne put voir l’oiseau mais, lorsque Mark baissa la tête, un souvenir rayonnait sur son visage. Un sourire plus franc qu’elle ne lui en avait jamais vu depuis la mort de leur père fit irruption sur ses lèvres. La bouche était ouverte, prête pour le mot « oie ». Karin l’encourageait du regard et des mains.
« O-O-O-ordure. Saloperie. Sale pute de merde. Suce ta chatte pourrie tu l’as dans le cul »
Il souriait fièrement. Estomaquée, elle s’écarta, et le visage de Mark s’assombrit. Elle repoussa l’assaut des larmes, reprit son frère par le bras, et, feignant le calme, le remit dans la direction du bâtiment. « C’est une oie, Mark. Tu te souviens des oies ? Toi aussi, tu en es une belle, et bien sotte, tu le sais ?
- Merde pute bite » scandait-il, concentré sur ses pieds paresseux.
C’était le traumatisme, non son frère. Rien que des sons : des choses dépourvues de sens, des choses enfouies, que la blessure faisait remonter.
5 déc. 2009
Almudena Grandes
Les vies de Loulou, premier roman de Almudena Grandes, est publié en Espagne en 1989 à l’époque de la movida finissante et rencontre un succès public remarqué en restant plusieurs semaines en tête des plus fortes ventes.
Nous avons tiré un coup très tendre, conjugal presque, presque, mais à la fin, quand j’étais déjà épuisée et que mon corps menaçait de redevenir un corps solide et fini autour de ce nerf unique, électrisé et prêt à rompre, il s’est retiré, il a avancé à genoux vers le mur où il s’est appuyé de la main gauche et me l’a fourrée dans la bouche.
« Avale tout. »
Je n’ai rien eu à faire de plus, seulement supporter cinq ou six poussées que je n’aurais pu éviter même si je l’avais voulu car il m’emprisonnait entre ses jambes, refermer mes lèvres autour de la chair poisseuse, noter son goût qui se mêlait désormais à ma propre saveur, et avaler, avaler cette espèce de pommade visqueuse et brûlante, douce et aigre à la fois, avec l’arrière-goût de ces médicaments qui sont l’amertume des enfances faciles, avaler et réprimer mes envies de tousser à mesure que me descendait dans la gorge ce liquide épais et détestable, détestable, auquel je ne me suis jamais habituée et ne m’habituerai jamais, malgré l’expérience et la sévère autodiscipline qu’impose le désir de bien faire.
Lui était à son aise, en tout cas. Tandis que j’écoutais ses gémissements étouffés et que j’accompagnais ses mouvements avec ma tête pour refouler la nausée qui montait en moi si je demeurais immobile, je m’efforçais de rassembler toute la salive possible pour tout avaler jusqu’à la dernière goutte, comme avec les choux de Bruxelles et leur goût de pourriture, et je réfléchissais, je pensais que lui était à son aise finalement, et me venait à l’esprit une des sempiternelles remarques de Carmela, la tata que ma mère avait amenée dans sa corbeille de noces, une vieille bigote qui sentait mauvais, percluse de sclérose, déjà gâteuse et qui parcourait le couloir comme un fantôme en répétant le Seigneur nous la donne et le Seigneur nous la reprend, avec l’ABC à la main, ouvert à la page des décès et des « Loué soit le Saint-Esprit », le Seigneur nous la donne et le Seigneur nous la reprend, lui me la donne et la reprend, c’est bien, le cycle s’accomplit, tout commence et s’achève à la même place, lui est content et c’est bien ainsi.
« Avale tout. »
Je n’ai rien eu à faire de plus, seulement supporter cinq ou six poussées que je n’aurais pu éviter même si je l’avais voulu car il m’emprisonnait entre ses jambes, refermer mes lèvres autour de la chair poisseuse, noter son goût qui se mêlait désormais à ma propre saveur, et avaler, avaler cette espèce de pommade visqueuse et brûlante, douce et aigre à la fois, avec l’arrière-goût de ces médicaments qui sont l’amertume des enfances faciles, avaler et réprimer mes envies de tousser à mesure que me descendait dans la gorge ce liquide épais et détestable, détestable, auquel je ne me suis jamais habituée et ne m’habituerai jamais, malgré l’expérience et la sévère autodiscipline qu’impose le désir de bien faire.
Lui était à son aise, en tout cas. Tandis que j’écoutais ses gémissements étouffés et que j’accompagnais ses mouvements avec ma tête pour refouler la nausée qui montait en moi si je demeurais immobile, je m’efforçais de rassembler toute la salive possible pour tout avaler jusqu’à la dernière goutte, comme avec les choux de Bruxelles et leur goût de pourriture, et je réfléchissais, je pensais que lui était à son aise finalement, et me venait à l’esprit une des sempiternelles remarques de Carmela, la tata que ma mère avait amenée dans sa corbeille de noces, une vieille bigote qui sentait mauvais, percluse de sclérose, déjà gâteuse et qui parcourait le couloir comme un fantôme en répétant le Seigneur nous la donne et le Seigneur nous la reprend, avec l’ABC à la main, ouvert à la page des décès et des « Loué soit le Saint-Esprit », le Seigneur nous la donne et le Seigneur nous la reprend, lui me la donne et la reprend, c’est bien, le cycle s’accomplit, tout commence et s’achève à la même place, lui est content et c’est bien ainsi.
1 déc. 2009
Susan Minot
Susan Minot a obtenu en 1987 le prix Fémina étranger. Son roman Extase, publié en 2002, présente à ma connaissance la fellation la plus longue de la littérature. La scène occupe en effet l'intégralité du livre de la première page à la dernière, 140 pages plus loin. Le texte fait alterner les monologues intérieurs de Kay et Benjamin, les deux protagonistes.
Photo aimablement fournie par Waid
Il revoit Kay sur cette plage mexicaine, le blanc de ses yeux se détachant, plus clair, dans la lumière qui décline. Puis elle est aspirée dans un zoom arrière, comme un boulet de canon, et il est au bord d’un gouffre béant et sombre sous un ciel de plomb. De l’autre coté du vide, une minuscule silhouette. Celle de Kay. Qui n’agite pas la main. Mais se contente de regarder.
Il s’efforce de descendre au niveau de la sensation brute. S’entend respirer. Voit un paysage désolé, un peu lunaire, humide pourtant. Se concentre sur la silhouette solitaire qui le regarde. Sa respiration s’accélère.
***
Son visage s’empourpre violemment.
Elle souhaite qu’il puisse ressentir ce qu’elle ressent, espère qu’elle l’époustoufle. La pièce devient soudain plus claire, les murs, d’un blanc moelleux. Sa peau est douce ; il vient encore de se durcir.
C’est comme s’il lui apparaissait au sortir d’une bataille, émergeant de la fumée, hagard, en haillons, vivant. Elle est là pour l’accueillir à son retour. Elle est traversée par une vague de gratitude, ressent le besoin terrible, urgent, de ne pas le lâcher, de le garder près d’elle. Besoin qui s’empare d’elle comme une fièvre, une maladie. Elle cherche à retenir cette beauté qui est en lui, ce sentiment d’amour, à s’accrocher à l’idée qu’à un moment, dans le passé, ils se sont aimés, qu’elle a su ce que c’était qu’être aimée de lui, et qu’elle l’aime en ce moment, et que même si c’est la dernière fois qu’ils se voient, elle aura au moins eu cet après-midi. La chambre gardera la mémoire de leur présence sur ce lit et, en regardant par la porte entrouverte, elle pourra en ranimer le souvenir quand elle voudra. Elle se verra allongée à côté de lui, et renaîtra alors le sentiment d’union qui accompagne leur rencontre. Elle aura toujours cette vision à sa disposition. Qui ne disparaîtra que le jour où elle l’emportera avec elle dans la tombe. Une pensée se fait jour à travers les taches qui dansent devant ses yeux : elle a forcément vécu d’autres moments comme celui-ci, qu’elle a déjà oubliés. Mais quand ?
On ne peut jamais s’accrocher qu’à quelques souvenirs à la fois, pas davantage. Un grand souvenir réclame beaucoup de soin et d’attention si on veut le conserver. Il faut lui rendre visite souvent, sinon il se flétrit. Peut-être que celui-ci s’apprête à prendre la place d’un autre, qu’elle n’a pas suffisamment entretenu. Ma foi, ce sont des choses qui arrivent.
Au dessus d’elle, elle entend sa respiration se précipiter. Se faire moins profonde. Puis elle entend monter dans sa gorge un gémissement sourd.
Immédiatement, une flamme la traverse. Son cœur bat si vite qu’elle craint de s’évanouir. Sa tête s’emplit de vibrations, sa main et ses yeux se crispent, et elle l’entend prendre une longue inspiration frissonnante. Puis plus rien avant qu’elle sente le petit spasme dans sa bouche. Sa respiration se relâche et il exhale un long soupir, et elle sent le liquide se répandre, ni tiède ni froid, mais à la température de sa bouche, à la même température, exactement, que la sienne.
***
Ça coule hors de lui, faiblement. Ça semble se répandre de soi-même, sans qu’il en prenne immédiatement conscience. Sans même qu’il l’ait voulu, sans fanfare, sans qu’il ait eu son mot à dire.
***
Soudain au repos, elle a l’impression irréelle d’être en deux dimensions. Simple silhouette découpée dans du papier, qui plane au dessus de son corps à lui, décolle à peine du lit. Bizarrement, elle pense au moment où, à l’église, on se signe : curieux qu’on ait le pouvoir de se bénir soi-même sans avoir besoin de personne pour le faire ; elle le retient toujours entre ses lèvres, moins tendues maintenant, et sa main, relâchée, est toujours en place elle aussi. Ils sont tous deux immobiles. Elle le goûte, tandis qu’il se répand, gris pâle, dans sa bouche. C’est curieux, cette fadeur incroyable.
Les battements de son cœur, si précipités jusqu’ici, s’apaisent. Tout est calme.
Le liquide a formé une petite mare dans sa bouche, et elle trouve maintenant que non seulement il est fade, mais qu’il a un léger goût de nostalgie, comme s’il était conscient d’une certaine manière, même si l’endroit est humide et tiède, d’avoir été livré à la mauvaise adresse.
Photo aimablement fournie par Waid
Il revoit Kay sur cette plage mexicaine, le blanc de ses yeux se détachant, plus clair, dans la lumière qui décline. Puis elle est aspirée dans un zoom arrière, comme un boulet de canon, et il est au bord d’un gouffre béant et sombre sous un ciel de plomb. De l’autre coté du vide, une minuscule silhouette. Celle de Kay. Qui n’agite pas la main. Mais se contente de regarder.
Il s’efforce de descendre au niveau de la sensation brute. S’entend respirer. Voit un paysage désolé, un peu lunaire, humide pourtant. Se concentre sur la silhouette solitaire qui le regarde. Sa respiration s’accélère.
***
Son visage s’empourpre violemment.
Elle souhaite qu’il puisse ressentir ce qu’elle ressent, espère qu’elle l’époustoufle. La pièce devient soudain plus claire, les murs, d’un blanc moelleux. Sa peau est douce ; il vient encore de se durcir.
C’est comme s’il lui apparaissait au sortir d’une bataille, émergeant de la fumée, hagard, en haillons, vivant. Elle est là pour l’accueillir à son retour. Elle est traversée par une vague de gratitude, ressent le besoin terrible, urgent, de ne pas le lâcher, de le garder près d’elle. Besoin qui s’empare d’elle comme une fièvre, une maladie. Elle cherche à retenir cette beauté qui est en lui, ce sentiment d’amour, à s’accrocher à l’idée qu’à un moment, dans le passé, ils se sont aimés, qu’elle a su ce que c’était qu’être aimée de lui, et qu’elle l’aime en ce moment, et que même si c’est la dernière fois qu’ils se voient, elle aura au moins eu cet après-midi. La chambre gardera la mémoire de leur présence sur ce lit et, en regardant par la porte entrouverte, elle pourra en ranimer le souvenir quand elle voudra. Elle se verra allongée à côté de lui, et renaîtra alors le sentiment d’union qui accompagne leur rencontre. Elle aura toujours cette vision à sa disposition. Qui ne disparaîtra que le jour où elle l’emportera avec elle dans la tombe. Une pensée se fait jour à travers les taches qui dansent devant ses yeux : elle a forcément vécu d’autres moments comme celui-ci, qu’elle a déjà oubliés. Mais quand ?
On ne peut jamais s’accrocher qu’à quelques souvenirs à la fois, pas davantage. Un grand souvenir réclame beaucoup de soin et d’attention si on veut le conserver. Il faut lui rendre visite souvent, sinon il se flétrit. Peut-être que celui-ci s’apprête à prendre la place d’un autre, qu’elle n’a pas suffisamment entretenu. Ma foi, ce sont des choses qui arrivent.
Au dessus d’elle, elle entend sa respiration se précipiter. Se faire moins profonde. Puis elle entend monter dans sa gorge un gémissement sourd.
Immédiatement, une flamme la traverse. Son cœur bat si vite qu’elle craint de s’évanouir. Sa tête s’emplit de vibrations, sa main et ses yeux se crispent, et elle l’entend prendre une longue inspiration frissonnante. Puis plus rien avant qu’elle sente le petit spasme dans sa bouche. Sa respiration se relâche et il exhale un long soupir, et elle sent le liquide se répandre, ni tiède ni froid, mais à la température de sa bouche, à la même température, exactement, que la sienne.
***
Ça coule hors de lui, faiblement. Ça semble se répandre de soi-même, sans qu’il en prenne immédiatement conscience. Sans même qu’il l’ait voulu, sans fanfare, sans qu’il ait eu son mot à dire.
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Soudain au repos, elle a l’impression irréelle d’être en deux dimensions. Simple silhouette découpée dans du papier, qui plane au dessus de son corps à lui, décolle à peine du lit. Bizarrement, elle pense au moment où, à l’église, on se signe : curieux qu’on ait le pouvoir de se bénir soi-même sans avoir besoin de personne pour le faire ; elle le retient toujours entre ses lèvres, moins tendues maintenant, et sa main, relâchée, est toujours en place elle aussi. Ils sont tous deux immobiles. Elle le goûte, tandis qu’il se répand, gris pâle, dans sa bouche. C’est curieux, cette fadeur incroyable.
Les battements de son cœur, si précipités jusqu’ici, s’apaisent. Tout est calme.
Le liquide a formé une petite mare dans sa bouche, et elle trouve maintenant que non seulement il est fade, mais qu’il a un léger goût de nostalgie, comme s’il était conscient d’une certaine manière, même si l’endroit est humide et tiède, d’avoir été livré à la mauvaise adresse.
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