La vie invisible , roman publié en 2003, raconte la rencontre d'un écrivain madrilène avec deux femmes entrées dans la folie : la jeune espagnole Elena et l'américaine Fanny, inspirée de l'icône fétichiste Bettie Page, pin up des années 50.
Une minute avant de sentir le fil d’une lame de poignard presser sa jugulaire, Fanny sait déjà que la danse ne figure pas parmi les projets prioritaires de la bande. La dernière partie du trajet en rase campagne, où l’automobile finit par s’arrêter, se passe dans un silence bourbeux que ne rompent que la trépidation du moteur et les obscénités que crachent de temps en temps ses ravisseurs, pendant que leurs mains de batraciens lui palpent les seins, par-dessus son pull. Les larmes lui ont brouillé la vue, tout comme la pluie qui s’est mise à tomber a opacifié le pare-brise, quand on lui ordonne de sortir de la voiture, à l’abri des regards entre les monticules de détritus d’une décharge publique ; l’humidité a fait fermenter toutes ces immondices d’où monte dans le crépuscule une puanteur qui soulève le cœur. Tandis qu’elle patauge parmi les ordures, tandis que ses ravisseurs lui annoncent, d’une voix de cauchemar qui semble venir de très loin, les sévices qu’ils se proposent de lui infliger, Fanny se souvient, en un éclair de lucidité désespérée, que quand elle avait ses règles les gamins de l’école renonçaient, écœurés, à leur harcèlement sexuel. « Je crois que ça ne va pas vous plaire, balbutie-t-elle d’une voix à peine audible entre les sanglots qui lui nouent la gorge, je viens d’avoir mes règles. » Alors qu’elle n’osait même plus l’espérer, l’avertissement a un effet dissuasif sur les violeurs, qui se lancent aussitôt dans un conciliabule, afin de décider de leur réaction face à cette complication imprévue. Pendant ce temps, la pluie tambourine, monotone, sur les montagnes d’ordures, brouille les contours du monde, plaque la chevelure de Fanny sur son crâne, lui ôte son éclat d’aile de corbeau, lui donne l’aspect d’une loque, et dissout le Rimmel de ses cils, qui coule sur ses joues et souille ses larmes. Dans le tambourinement continu de la pluie et le marasme de l’horreur, Fanny entend la proposition de l’un des ravisseurs, qui est de lui faire la peau sans attendre. En définitive, la solution moins criminelle qui prévaut est celle de l’homme qui l’a piégée devant la vitrine de l’avenue Michigan (mais, à ce moment-là, elle ne le reconnaît même plus), solution qui est aussi la plus réfléchie et la plus satisfaisante, puisque tous les cinq désirent assouvir les appétits bestiaux qui les ont conduits jusqu’à la décharge. Ils lui ordonnent de s’agenouiller sur les détritus qui déchirent ses bas et lacèrent ses genoux, et l’obligent à leur faire une fellation ; l’un après l’autre, ils soulagent leur excitation dans la bouche de Fanny, sa bouche qui était faite pour garder un sourire convulsif et pétillant, sa bouche aux lèvres chargées de promesses qui, après cette épisode, resteront fendues et muettes. C’est ainsi qu’ils la laissent, chiffe frissonnante qui gémit avec un très léger bruit guttural, sous la pluie qui la plonge toujours plus profondément dans les monceaux d’ordures.
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J'aime cette écriture ...tout simplement!
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