17 avr. 2019

Emmanuelle Bayamack-Tam

Arcadie, le roman transgenre et utopique d'Emmanuelle Bayamack-Tam publié à la rentrée 2018 a retenu l'attention de la critique. Farah a grandi dans une communauté libertaire, écolo et libertine éclairée par la sagesse d'Arcady. Farah est anatomiquement parlant quelque part entre la fille et le garçon. Dans l'extrait suivant, elle retrouve Arcady quelque temps après avoir quitté la communauté.


C'est la première fois que je baise dans une voiture mais l'idée m'emballe et je m'empresse de défaire la ceinture d'Arcady pour le prendre dans ma bouche. Au moment où sa verge touche mon palais, je me sens traversée d'une joie puissante, un plaisir délicieux qui me dépasse infiniment, une réalité devant laquelle toutes les autres s'évanouissent. Avec la sensation et la saveur familières de son sexe dans ma bouche, c'est tout mon vert paradis qui resurgit, mes plaisirs et mes jours en cet été cruel - ma saison du jouir, à la fois déclenchement merveilleux et commencement du terrible; avec l'odeur et la moiteur de ses cuisses, je retrouve l'ivresse d'être au monde, mon impatience tandis que je l'attendais sur notre couche nuptiale, herbes écrasées, baldaquin malmené par le vent, ma féerie perpétuelle, ma vie habitée par l'amour, ma vie en son pouvoir, que j'ai crue infinie. Dans cet habitacle si peu fait pour l'extase, je suis sur le point de connaître un nouvel épisode de désagrégation mentale qui risque de m'emmener très loin, et ce n'est que par un effort douloureux que je parviens à me concentrer sur les chairs flaccides d'Arcady. Et comment se fait-il, d'ailleurs, que sa verge reste désespérément inerte en dépit des vigoureux mouvements de succions que je lui imprime ? Arcady ne m'a pas habituée ni à l'inertie ni à la passivité. Le voir comme ça, tête renversée sur le siège, yeux clos, sans même un début d'érection, voilà qui dépasse l'entendement, et je m'interromps :
- Ça va ?
- Ça n'ira plus jamais, ma chérie. Mais pourquoi tu demandes ça ?
- Ben, tu bandes pas...
Saisissant sa bite entre l'index et le majeur, il semble un instant en éprouver le volume et la fermeté avant de la laisser retomber avec un geste désabusé sur le métal crénelé de sa fermeture éclair.
- Bah... Ça m'arrive en ce moment, le prends pas contre toi.
Il ne s'agit absolument pas d'en faire une affaire personnelle, bien au contraire... Un monde dans lequel Arcady manquerait de désir ou d'énergie est un monde impensable, voire invivable - car la vie a besoin d'un foyer irradiant auquel s'alimenter. Les âmes fortes sont d'utilité publique parce qu'elles savent communiquer aux âmes faibles un peu de ce feu qui leur manque. A ceux qui m'objecteront que la force d'âme n'a rien à voir avec la puissance sexuelle, je répondrai qu'ils n'en savent rien et que chez Arcady les deux ont toujours été inextricablement chevillées.
- Ça t'arrive avec Victor?
- Oui, avec Victor aussi. Note que ça l'arrange : je le fatiguais, avec mes exigences. Lui-même n'est plus très flambant, depuis quelque temps.
Eh oui, bien sûr. Les faibles s'accommodent très bien de la défaillance des autres, au moins dans un premier temps, parce qu'elle les conforte dans leur existence végétative. Ils ne savent pas à quel point leur simple fonctionnement est tributaire de la beauté exubérante et de la force inépuisable de ceux qui ont choisi de plonger dans le tourbillon de la vie. La débandade d'Arcady est donc une catastrophe mondiale, même si personne n'en mesure les retombées funestes - à part moi, ce qui fait que je passe un quart d'heure à m'escrimer sur la bite d'Arcady avant de jeter l'éponge. Au moins, j'aurai tout essayé : va-et-vient frénétiques, coups de langue, coups de glotte, appels d'air, afflux de salive, accupression, empaumage des testicules, stimulation anale - peine perdue, tout juste un soubresaut, un tressaillement, puis rien.