Sandro Veronesi publie Chaos calme en 2005 et obtient le prix Strega en Italie en 2006 puis le prix Fémina étranger en 2008. Le début du livre : un homme sauve une femme qui se noie et apprend en rentrant à la maison que sa compagne vient de décéder brutalement. Il retrouvera plus tard l’inconnue sauvée des eaux, dans un corps à corps d'un genre différent. Voici un long extrait de cette scène.
Bien sûr nous continuons à nous embrasser, mais désormais ce sont des baisers sans saveur, un dérivatif, nous avons l’esprit ailleurs. Nous ne faisons plus un, comme tout à l’heure pendant que je la mordais ; il n’y a plus cet abandon végétal, nous sommes redevenus deux individus distincts qui pompent de l’adrénaline dans les sombres cavernes de leur moi et s’agitent l’un sur l’autre dans la tentative d’apaiser la fringale qui en découle – presque en compétition l’un avec l’autre, oui, presqu’en lutte. Et c’est elle qui élève le niveau de cette compétition, en franchissant le pas que Patrizia Pescosolido avait employé un long hiver à franchir, à savoir passer de l’extérieur à l’intérieur de la braguette. Je sens sa main forcer sur les boutons, les arracher presque, glisser dans le slip pour empoigner ma queue comme un marteau. Et moi alors, toujours par symétrie, je soulève son tee-shirt jusqu’au cou, dévoilant le blanc absolu de ses seins, et je les empoigne aussi, oui, je m’en remplis les mains, je les presse, je les sens déborder de mes doigts – je les utilise, on peut bien le dire, dans le but ultime pour lequel ils ont été réalisés. Je m’en rassasie, c’est indéniable, mais maintenant quelque chose de mécanique marque la correspondance qui s’est établie entre sa main et les miennes, si elle me griffe le pubis, aussitôt je serre son téton plus fort, comme si le dialogue qui ne s’est jamais instauré entre nous se présentait soudain sous cette forme teigneuse et primitive, sans aucune tendresse, aucune liberté. Et comme cette femme n’est pas Patrizia Pescosolido, que nous n’avons pas seize ans, que nous ne sommes pas dans la mansarde de Gianni Albonetti dit ‘Futur’ et que nous ne pouvons pas passer la nuit à la façon dont, en revanche, nous adorions passer des après-midi entiers, à nous embrasser et à palucher nos parties nobles, voici que je ne suis déjà plus assouvi, et que se manifeste une intuition basse – géniale, s’il s’agissait d’une compétition, mais aride et désolante, il faut le reconnaître, si l’on pense que ce devrait au contraire être une union -, puisque cette fois , c’est moi qui fais le pas suivant, en me jetant avec la bouche sur ses tétons, en les suçant, d’abord l’un, puis l’autre, puis tous les deux en même temps (parce qu’on peut carrément l’entasser, cette chair armée en une masse critique d’une hauteur impressionnante) avec une avidité impudemment tactique parce qu’on ne peut pas dire que ce soit mieux ainsi – au contraire, c’est pire, les distances sont à nouveau annulées et la vision mythique des seins épanouis au-dessous du tee-shirt roulé a disparu – sauf que, dans le mécanisme qui nous gouverne, elle ne peut répondre à mon geste que d’une seule et unique façon. Oh, je sais, Eleonora Simoncini : je connais la règle qui régit ces choses entre les bourgeois que nous sommes, je sais que la première fois on ne la prend jamais dans la bouche ; je ne dis pas que je l’approuve, car pour ma part je la trouve inutile, absurde et plutôt hypocrite, mais je sais qu’elle a cours et je t’assure que dans le passé, je l’ai toujours respectée, si ça peut avoir une importance, ou je l’ai peut-être subie, mais en tout cas, je l’ai acceptée ; mais cette nuit, c’est différent et maintenant je désire l’enfreindre, cette nuit est une exception à toutes les règles et maintenant je désire que tu me suces la queue, et la fougue canine avec laquelle je te suce les tétons n’est rien d’autre que l’ordre de passer à l’action. Tu n’as pas le choix, mesure-le : je suce ce que tout à l’heure je tenais dans mes mains ; tu tiens ma queue dans ta main, alors c’est à toi maintenant de sucer : logique imparable, non ?
Et elle passe à l’action. Ni soumise ni hésitante, sans donner du tout l’impression de subir une quelconque coercition : au contraire, maîtresse de ses gestes et même contente de les accomplir, à en juger au regard réjoui qu’elle me lance avant de descendre le long de mon ventre ; voilà qu’elle soulève mon tee-shirt et commence une tortueuse marche d’approche en baisers et suçotements, le long de ma poitrine jusqu’aux poils autour du nombril, puis directement sur le nombril – mais il ne faudrait pas qu’elle insiste trop car il s’agit d’une espèce de torture, et il y a des femmes qui ne se rendent pas compte comme ça peut devenir insupportable… Mais non , elle n’insiste pas trop, elle continue sa descente et quand elle se retrouve avec ma queue pointée vers sa gorge, elle l’interprète correctement comme le signal de fin de course et cesse de me tourmenter. Nous y sommes : elle se met à genoux, finit de me déboutonner mon pantalon, le baisse tant qu’elle peut, baisse mon slip de la même façon, le tout avec la solennité nécessaire car elle est bien consciente de l’afflux de sérotonine que ce cérémonial provoque dans un cerveau masculin. Mais ensuite, elle a un geste étrange auquel je ne m’attendais pas : elle prend ma queue à la base et la soulève, en l’air comme si elle savait aussi combien il est agréable de la sentir affleurée par la brise de cette nuit marocaine et elle reste quelques secondes immobile à la regarder – à l’oxygéner, ai-je envie de dire, comme le bon vin avant de le boire ; puis elle souffle sur les boucles de cheveux qui tombent devant ses yeux et fourre mon outil dans sa bouche.
Oh, le début d’une pipe – Oh. Chaque fois, je m’étonne qu’une chose aussi simple soit aussi infaillible. Une bouche qui s’ouvre, et en route : un minimum de moyens. N’importe qui peut le faire. Et pourquoi ça n’arrive pas plus souvent ? Pourquoi en faisons-nous une marchandise si rare ? Nous sommes fous, tous.
Je ferme les yeux : tout est parfait, léger, étranger, et dans ma vie, je ne suis qu’un visiteur, un extraterrestre tombé du ciel d’une civilisation supérieure jusque dans la bouche chaude de cette femme. Oh, c’est merveilleux de rester ainsi, sans penser à rien, flottant dans un présent si pur et absolu que je n’arrive même pas à être dedans…
… Mais hélas, comme rappelés par cette absence de contrariété, voilà que les occupants de mon cerveau pointent leur nez, surpris, dérangés, envieux, chacun avec son commentaire à la con. Lara : « Comment peux-tu ? » ; Marta « Tu as vu ? Tu es un porc » ; Carlo : Tu as vu ? Tu as menti » ; Piquet : « Tu as vu ? Tu es un faux-jeton » ; la fiancée de Piquet : « Moi, je les fais mieux » ; le fils de Piquet : « Sept millions huit cent soixante-trois mille six cent quatorze »…
Je rouvre les yeux et la foule se disperse. Voyons : je ne fais rien, c’est une femme agenouillée dans l’herbe qui agit. Je ne suis qu’un mets consommé avec soin, mon état est fluide, je suis une idole qu’on vénère – pure inertie sensible, innocence, inconscience, dépendance… mais en gardant les yeux ouverts, je vois, et ce que je vois est pure pornographie – la tête qui ondoie entre mes jambes, les seins qui s’écrasent contre mes cuisses, les joues creusées par la succion – , qui excite à nouveau de la compétition, de l’insatisfaction, me filant une formidable envie de… de…
Oh, comment tout ça bascule-t-il si vite ? Si je ferme les yeux, tout se réduit à une fantaisie sexuelle grouillante, si je les garde ouverts, je suis de nouveau saisi du désir de m’emparer, de posséder, de donner du plaisir au lieu d’en recevoir. Donner du plaisir : ridicule. J’ai déjà fait beaucoup plus – il faut que je raisonne, nom de Dieu –, je lui ai sauvé la vie : sans moi, elle serait cendres dans une urne, alors le plaisir… – pleurée, incinérée et ensevelie aux cotés de son papa adoré dans le caveau de famille de quelque rutilant cimetière suisse, et le patrimoine fabuleux qu’il lui a laissé, ainsi que les postes auxquels elle lui a succédé dans les sociétés du groupe (chocolat Brick, d’abord, lait en poudre et préparations pour flan en ce qui concerne les produits sucrés, leur branche historique, ainsi bien sûr que toutes les holdings, les sociétés financières et les fiduciaires qui escamotent l’argent, mais aussi les récentes acquisitions issues de la foire d’empoigne de la globalisation, genre appareils de fitness, il me semble, et même structures gonflables pour parcs d’attractions), tout ça serait tombé aux mains de son salaud de mari ; raison pour laquelle, c’est pas compliqué, cette pipe, je la mérite, et elle est la première à le reconnaître, sinon elle n’y mettrait pas une telle dévotion… une telle –
Quoi, elle arrête ?
Non, elle n’arrête pas, elle m’embrasse les couilles. Et voici de nouveau la brise, waouh qui à présent, toutefois sur la peau humide de salive, paraît beaucoup plus fraîche, je frissonne…
« Je voudrais la garder toute la nuit dans ma bouche », déclare Eleonora Simoncini à voix haute, en serrant ma queue à un centimètre de ses lèvres, comme un micro. Et c’est magnifique à entendre : magnifique et déterminant, car c’est comme si elle m’avait invité à me laisser aller en arrière, en posture de shavasana, sur l’herbe, le regard dans les cimes des pins s’il s’avère que je ne peux pas fermer les yeux, et les étoiles floues, et la lune ardente, pendant qu’elle continue à poursuivre son idéal de vertu récompensée. Mais le sens de ses paroles a beau être rassurant, quelque chose dans leur son m’a bouleversé, quelque chose d’abrasif, oui, d’effilé, comme une espèce de coup de fouet sacré, lancinant qui m’ a traversé le corps dans toute sa longueur – la sensation physique la plus dérangeante que j’aie éprouvée dans ma vie. C’est passé maintenant, ça n’a duré qu’un instant et elle a recommencé à me sucer, concrète, productive, dans l’intention désormais manifeste de me faire jouir dans sa bouche ; mais la découverte qu’on peut éprouver ça déséquilibre et remet tout en question. Je m’entends lui ordonner :
« Répète-le. »
Eleonora Simoncini s’arrête à nouveau, dégage ma queue de sa bouche, envoie ses cheveux en arrière d’un mouvement de tête superbe, et me regarde, amusée. Puis elle réitère le petit jeu du micro, maintenant de façon ostentatoire, en prenant ma queue dans ses deux mains et en parlant au dessus les yeux fermés, comme font les chanteurs de charme qui doivent lui plaire.
« Je voudrais te sucer toute la nuit », répète-t-elle.
Cette fois, c’est encore plus fort, presque insupportable. La vibration, oui, la vibration que sa voix émet à un millimètre de mon chibre, l e »ou » et le « i » surtout, leur vibration : comme un coup tranchant qui pénètre le symbole même de la pénétration, une fréquence d’ongles crissant sur le tableau noir, et puis l’écho caverneux d’une plainte mortelle qui résonne au plus profond de mes reins, la réverbération d’une douleur lointaine et désespérée – c’est quoi cette espèce de mantra maléfique qui produit l’effet opposé de sa signification ? Car je ne me contrôle plus, c’est évident ; raté, le shavasana : la situation m’a échappé et je suis devenu une force aveugle, recrudescente, je lutte même pour plier la valeureuse résistance avec laquelle cette bouche refuse de se décoller de moi, naturellement je l’emporte, je me redresse, voilà, sur les genoux, je la relève elle aussi, de force, gâchant une pipe assurée en échange de quoi ? De ce nœud d’impératifs, de ce chaos ? L’embrasser, en reprenant du début, l’étreindre, la palper, la langue sur le cou, la langue sur les pôles de l’aimant, de la pile, de la prise électrique, les charges opposées s’attirent, les charges égales se repoussent, si votre adversaire au tennis vous attaque en coupant la balle répondez en lift car la rotation de la balle reste la même, l’empoigner, oui, la différence entre subversion et rébellion, le claquement de la vague sur le rocher, le craquement de l’œuf qui éclot, et puis la retourner, bien sûr que comme ça, c’est pire mais justement je veux que ce soit pire, je veux le pire, oui, le satanisme, iuo, erip el xuev ej, la retourner, la grande résistance des gens à admettre qu’ils se masturbent et la piètre figure que font ceux qui l’admettent volontiers, bref, elle ne veut pas se retourner, mais le sexe est manipulation, surtout pendant les vagues de chaleur exceptionnelles, et alors, l’immobiliser, Keanu Reeves arrête les balles en pleine trajectoire, au fond, j’ai déjà dû le faire pour la sauver, au fond qu’est le monosyllabe om sinon une vibration très puissante, pas besoin d’une vie antérieure, on voit chaque jour tant de visages que, lorsqu’on rencontre quelqu’un et qu’on a l’impression de l’avoir déjà vu, on l’a très probablement déjà vu, voilà, comme ça, l’immobiliser, puis la retourner, je sais, chanson, tu me l’avais dit, tu auras juste envie de rentrer chez toi, les trois stades de l’aliénation, je suis au travail et je rêve d’être à la mer, je suis à la mer et je rêve d’être à la mer, hé oui, la mer, la mer agitée, la bloquer avec un seul bras, maintenant, libérer l’autre, on remonte cette jupe, on baisse ce slip…
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