31 juil. 2019

Dennis Lehane

Les romans de Dennis Lehane sont noirs et ont pour cadre Boston. Prières pour la pluie, publié en France en 1999, fait partie de la série des Kenzie et Gennaro, du nom du couple de détectives à la manoeuvre face au mal. Dans la scène suivante, Pat Kenzie, installé à la terrasse d'un café, vient de prendre un verre avec une charmante avocate et il reçoit alors sur son portable un appel du psychopathe qu'il pourchasse.


J'ai de nouveau pivoté pour scruter le trottoir, essayant de repérer avec un téléphone portable.
Il a repris la parole de cette douce voix monocorde que j'avais entendue sur la terrasse quand il avait voulu prendre la chaise.
- Elle a des lèvres incroyables, cette avocate. Vraiment incroyables. Je ne pense pas qu'elles soient siliconées. Et toi ?
- C'est vrai, ai-je répondu en examinant toujours les alentours. Elle a une belle bouche. Mais je t'en prie, approche, la chaise est libre.
- Et quand elle te demande de fourrer ta queue entre ses jolies lèvres, Pat - bon sang, c'est elle qui le demande ! - tu dis non ? Mais enfin , qu'est ce qui cloche chez toi, mon pote ? T'es gay ?
- C'est ça. Viens donc me casser la gueule, pour la peine. Tu te serviras de cette foutue chaise.
J'ai plissé les yeux pour essayer de mieux voir les deux côtés de la rue à travers la pluie.
- En plus, elle a réglé l'addition. (Sa voix résonnait comme un murmure dans une pièce obscure.) Elle a payé, elle voulait te tailler une pipe, elle est belle comme six ou sept millions de dollars - O;K., elle a des faux seins, mais des faux seins fantastiques, et puis personne n'est parfait, hein ? - et toi, tu refuses. Chapeau, mon vieux. T'en as plus que moi !
Un homme coiffé d'une casquette de base-ball et protégé par un parapluie s'avançait vers moi sous le crachin, la démarche souple et pleine d'assurance, un mobile collé à l'oreille.
- A mon avis, c'est le genre à crier. Je me trompe, Pat? Des "Oh, mon Dieu" et des "Plus fort, plus fort" à n'en plus finir.
Je n'ai pas répondu. L'homme à la casquette de base-ball était encore trop loin pour que je puisse distinguer son visage, mais il se rapprochait.
- Tu permets que je sois sincère avec toi, Pat ? Une petite bombe comme elle, c'est tellement rare que si j'étais à ta place - je ne le suis pas, je le sais, mais c'est juste une hypothèse - , je me sentirais obligé de retourner avec elle dans cet appartement sur Exeter, et très franchement, je le baiserais jusqu'au sang.
Une sensation de froid glacial sans rapport avec la pluie m'a parcouru l'échine.

Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint est un écrivain singulier et probablement majeur dans le paysage littéraire de langue française. En 2005, il reçoit le prix Médicis pour son roman Fuir, qui fait partie du cycle de Marie. Marie, anagramme d'aimer, est la compagne du narrateur qui la rejoint ici dans une chambre d'hôtel. Un peu avant ont eu lieu les obsèques du père de Marie.


Elle ne bougea pas lorsque j'ouvris la porte, étendue sur le lit, la chemise ouverte sur son ventre nue. Les volets de la porte-fenêtre étaient mi-clos, qui laissaient pénétrer une douce pénombre dans la pièce. Je rejoignis Maris sur le lit, et je l'embrassai, l'immobilité de sa douleur, le silence, les premières caresses, timides, prudentes, inachevées, et d'un seul coup urgentes, désordonnées, quelque chose de dingue dans ses yeux, un désir de plus en plus intense, sa façon de me caresser le sexe, de le pétrir avec la main, d'ouvrir mon pantalon et de le baisser sans ménagement, avec une certaine sauvagerie, de me branler n'importe comment, avec hargne, ténacité, les lèvres serrées, on eût dit pour me faire mal, puis de se recroqueviller sur moi et de me caresser le sexe avec la langue, non pas avec tendresse comme d'habitude, avec douceur, mais d'une façon désordonnée, brouillonne, comme bravant un dégoût, un interdit, et n'insistant même pas, me laissant assez vite en plan sur le lit, et se recouchant sur le dos pour que je la caresse à mon tour, descendant simplement son pantalon le long de ses cuisses, avec la même impatience brouillonne, avec la même absence de douceur, et je me rendis compte qu'elle ne portait rien en dessous, qu'elle n'avait pas de sous-vêtement, son sexe était nu devant moi, et elle me prit la main et m'entraîna sur elle. Je l'aimais et je savais que je ne pouvais rien pour elle, que c'était impossible de s'aimer maintenant, de prendre du plaisir et de le rechercher, elle savait aussi bien que moi que nous ne pouvions pas nous aimer maintenant, je m'étais allongé sur elle et je l'étreignais, j'embrassais son corps nu dans la pénombre, tendrement, doucement, je passais la main sur ses joues pour l'apaiser, je caressais son ventre et ses seins avec la langue, je ne sais pas si elle avait nagé aujourd'hui, mais sa peau avait un goût d'eau de mer, de légère transpiration et d'odeur de maquis, de chaleur et de sel, la peau de son ventre était douce, la peau de ses cuisses était chaude, lisse, brûlante, elle gémissait, je lui caressais le sexe avec la langue, l'intérieur de son sexe humide et étonnamment frais, qui avait une saveur d'iode, quelque chose de marin, je lui passais doucement la main sur les hanches, j'avais fermé les yeux et je continuais de lui caresser le sexe avec la langue, quand, dans je ne sais quel geste d'impatience ou d'exaspération, de désespoir ou d'accablement - ou dans la soudaine et définitive prise de conscience qu'il était impossible de s'aimer maintenant -, soulevant brutalement le bassin pour se dégager, elle me repoussa au loin d'un mouvement excédé et torsadé du corps en me donnant, de toutes ses forces et pour me rejeter, un coup de chatte dans la gueule.