1 déc. 2009

Susan Minot

Susan Minot a obtenu en 1987 le prix Fémina étranger. Son roman Extase, publié en 2002, présente à ma connaissance la fellation la plus longue de la littérature. La scène occupe en effet l'intégralité du livre de la première page à la dernière, 140 pages plus loin. Le texte fait alterner les monologues intérieurs de Kay et Benjamin, les deux protagonistes.



Photo aimablement fournie par Waid


Il revoit Kay sur cette plage mexicaine, le blanc de ses yeux se détachant, plus clair, dans la lumière qui décline. Puis elle est aspirée dans un zoom arrière, comme un boulet de canon, et il est au bord d’un gouffre béant et sombre sous un ciel de plomb. De l’autre coté du vide, une minuscule silhouette. Celle de Kay. Qui n’agite pas la main. Mais se contente de regarder.
Il s’efforce de descendre au niveau de la sensation brute. S’entend respirer. Voit un paysage désolé, un peu lunaire, humide pourtant. Se concentre sur la silhouette solitaire qui le regarde. Sa respiration s’accélère.
***
Son visage s’empourpre violemment.
Elle souhaite qu’il puisse ressentir ce qu’elle ressent, espère qu’elle l’époustoufle. La pièce devient soudain plus claire, les murs, d’un blanc moelleux. Sa peau est douce ; il vient encore de se durcir.
C’est comme s’il lui apparaissait au sortir d’une bataille, émergeant de la fumée, hagard, en haillons, vivant. Elle est là pour l’accueillir à son retour. Elle est traversée par une vague de gratitude, ressent le besoin terrible, urgent, de ne pas le lâcher, de le garder près d’elle. Besoin qui s’empare d’elle comme une fièvre, une maladie. Elle cherche à retenir cette beauté qui est en lui, ce sentiment d’amour, à s’accrocher à l’idée qu’à un moment, dans le passé, ils se sont aimés, qu’elle a su ce que c’était qu’être aimée de lui, et qu’elle l’aime en ce moment, et que même si c’est la dernière fois qu’ils se voient, elle aura au moins eu cet après-midi. La chambre gardera la mémoire de leur présence sur ce lit et, en regardant par la porte entrouverte, elle pourra en ranimer le souvenir quand elle voudra. Elle se verra allongée à côté de lui, et renaîtra alors le sentiment d’union qui accompagne leur rencontre. Elle aura toujours cette vision à sa disposition. Qui ne disparaîtra que le jour où elle l’emportera avec elle dans la tombe. Une pensée se fait jour à travers les taches qui dansent devant ses yeux : elle a forcément vécu d’autres moments comme celui-ci, qu’elle a déjà oubliés. Mais quand ?
On ne peut jamais s’accrocher qu’à quelques souvenirs à la fois, pas davantage. Un grand souvenir réclame beaucoup de soin et d’attention si on veut le conserver. Il faut lui rendre visite souvent, sinon il se flétrit. Peut-être que celui-ci s’apprête à prendre la place d’un autre, qu’elle n’a pas suffisamment entretenu. Ma foi, ce sont des choses qui arrivent.
Au dessus d’elle, elle entend sa respiration se précipiter. Se faire moins profonde. Puis elle entend monter dans sa gorge un gémissement sourd.
Immédiatement, une flamme la traverse. Son cœur bat si vite qu’elle craint de s’évanouir. Sa tête s’emplit de vibrations, sa main et ses yeux se crispent, et elle l’entend prendre une longue inspiration frissonnante. Puis plus rien avant qu’elle sente le petit spasme dans sa bouche. Sa respiration se relâche et il exhale un long soupir, et elle sent le liquide se répandre, ni tiède ni froid, mais à la température de sa bouche, à la même température, exactement, que la sienne.
***
Ça coule hors de lui, faiblement. Ça semble se répandre de soi-même, sans qu’il en prenne immédiatement conscience. Sans même qu’il l’ait voulu, sans fanfare, sans qu’il ait eu son mot à dire.
***
Soudain au repos, elle a l’impression irréelle d’être en deux dimensions. Simple silhouette découpée dans du papier, qui plane au dessus de son corps à lui, décolle à peine du lit. Bizarrement, elle pense au moment où, à l’église, on se signe : curieux qu’on ait le pouvoir de se bénir soi-même sans avoir besoin de personne pour le faire ; elle le retient toujours entre ses lèvres, moins tendues maintenant, et sa main, relâchée, est toujours en place elle aussi. Ils sont tous deux immobiles. Elle le goûte, tandis qu’il se répand, gris pâle, dans sa bouche. C’est curieux, cette fadeur incroyable.
Les battements de son cœur, si précipités jusqu’ici, s’apaisent. Tout est calme.
Le liquide a formé une petite mare dans sa bouche, et elle trouve maintenant que non seulement il est fade, mais qu’il a un léger goût de nostalgie, comme s’il était conscient d’une certaine manière, même si l’endroit est humide et tiède, d’avoir été livré à la mauvaise adresse.

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