La romancière autrichienne a reçu le prix Nobel de littérature en 2004. Voici un très long texte tiré de La Pianiste, roman en partie autobiographique, dans lequel est raconté la vie de l'héroïne Erika Kohut.
… Erika Kohut entraîne l’élève dans le local des femmes de ménage qu’elle sait toujours ouvert. Qu’il montre ce qu’il a dans le ventre ! La femme est l’élément moteur. A lui de montrer ce qu’il n’a jamais appris. Les produits d’entretien dégagent une forte odeur piquante, brosse et balais s’entassent. En introduction Erika demande pardon au jeune homme, jamais elle n’aurait dû lui imposer la lettre. Idée qu’elle développe. Elle tombe à genoux devant Klemmer et s’enfonce dans son ventre récalcitrant avec force baisers maladroits. Ses genoux férus de marche mais non ferrés en subtilités amoureuses baignent dans la poussière. Le local des produits d’entretien est justement le plus sale de tous. Des semelles antidérapantes flambant neuf brillent. Elève et professeur sont chacun rivés à leur petite planète d’amour, à des blocs de glace qui s’écartent l’un de l’autre, continents inhospitaliers à la dérive. Klemmer se sent déjà désagréablement touché par l’humilité, effrayé par les exigences que cette humilité se croit en droit de formuler avec d’autant plus de vigueur qu’elle est à peine rodée.
Cette humilité hurle plus fort que ne le pourrait l’avidité la moins dissimulée. Klemmer répond : relève-toi et tout de suite ! Il voit que devant lui elle a jeté sa fierté par-dessus bord, et met aussitôt la sienne à ne jamais passer par-dessus ce bord. Quitte à s’attacher à la barre. Déjà, et les choses commencent à peine, rien ne saurait plus les réunir, néanmoins ils souhaitent obstinément s’unir. Les sentiments du professeur s’élèvent en un courant ascendant. En fait Klemmer, lui, ne veut pas mais il est obligé, c’est ce qu’on attend de lui. Il serre les genoux, en écolier gêné. La femme s’affole sur ses cuisses, implorant à la fois pardon et estocade. Nous pourrions être si bien ! Des paquets de sa chair claquent sur le sol. Erika Kohut fait une déclaration d’amour qui consiste à n’offrir qu’ennuyeuses exigences, contrats alambiqués, et conventions entourées de mille garanties. De l’amour, Klemmer n’en donne pas. Il ne démarre pas au quart de tour. Il n’y a pas le feu ! Erika décrit jusqu’où, dans telle ou telle circonstance, elle serait prête à aller, alors que Klemmer projette tout au plus une promenade à travers les jardins de l’hôtel de ville sans forcer l’allure. Il la prie : pas aujourd’hui, la semaine prochaine ! J’aurai plus de temps. Ses prières ne servant à rien, il commence secrètement à se caresser, mais tout semble mort. Cette femme le pousse dans un espace qui l’aspire, où son instrument pourtant très demandé ne répond pas à la demande. Pris d’hystérie il tire, tape, secoue. Elle ne s’en est pas encore aperçue. Avalanche d’amour, elle s’abat sur lui. Sanglote déjà, reprend certaines propositions antérieures, en avance d’autres, meilleures, en échange. Comme elle se sent délivrée ! Enfin ! Klemmer œuvre froidement sur son bas-ventre, il tourne la pièce à usiner, la martèle. Des étincelles s’envolent. Les mondes intérieurs jamais aérés de ce professeur de piano l’effrayent. Ils veulent le dévorer tout entier ! Manifestement Erika s’attend à ce qu’il lui offre d’emblée tout ce qu’il a, alors qu’il n’a même pas sorti le bout de sa clarinette pour le lui présenter. Elle fait des gestes d’amour, d’après ce qu’elle imagine. Et ce qu’elle a vu faire à d’autres. Elle donne des signes de maladresse qu’elle prend pour des signes de passion et reçoit en échange des signaux de détresse. Il DOIT à présent, et de ce fait ne PEUT. Il dit comme excuse : pas de ça avec moi, compris ? Erika commence à tirer sur la fermeture-éclair. Sort brutalement la chemise du pantalon et se déchaîne selon les us et coutumes des amoureux. En Klemmer rien ne se passe qui pourrait servir de preuve. Déçue, dans un crissement de semelles, Erika se met bientôt à arpenter le réduit. Elle offre en remplacement un monde de sentiments. Clefs en main. Explique certaines choses par de la surexcitation, de la nervosité, et parle de sa joie malgré tout devant cette preuve extrême d’amour. Klemmer ne peut pas, parce qu’il doit. Le devoir émane de cette femme en ondes magnétiques. Elle est le devoir incarné. Erika s’accroupit, maladresse devenue adulte, calamité repliant gauchement ses os, et vrille des baisers entre les cuisses de l’élève. Le jeune homme gémit, comme si cette persévérance déclenchait quelque chose en lui, mais ses gémissements disent le pire : tu ne m’enchaîneras pas ainsi. Tu ne m’enchaînes pas. Pourtant en principe il est toujours prêt à faire de nouvelles expériences amoureuses. Dans sa détresse il finit par renverser Erika et la frappe légèrement sur la nuque avec l’arête de la main. La tête s’incline obéissante, oublieuse de ce qui l’entoure et qu’elle ne peut plus voir. Excepté le sol du cagibi. La femme s’oublie facilement en amour, elle est présente par si peu d’elle-même qu’elle n’a guère à en tenir compte. Klemmer tend l’oreille vers l’extérieur et trésaille. D’un geste vif et comme s’il enfilait un vieux gant, il rabat la bouche de la femme sur son sexe qui retombait après un bref éclair d’attention. Il ne se passe rien pour lui, il ne se passe rien pour Klemmer, tandis que l’être intime du professeur se meurt humblement au loin.
Klemmer cogne frénétiquement dans sa bouche, mais la preuve se fait attendre. Sa queue débandée flotte, bouchon insensible, sur les eaux d’Erika. Qu’il continue à tirer par les cheveux, qui sait si ce faisant il ne lui poussera pas quelque chose. D’une oreille Klemmer guette si la femme de ménage n’approche pas. Le reste de ses sens est à l’écoute de son sexe, ne s’animera-t-il pas ? Domptée et en même temps rabaissée par l’amour, le professeur lèche tant et plus, une vache avec son nouveau-né. Elle promet que ça finira bien par venir, qu’ils ont le temps tous les deux, maintenant que leur passion ne fait plus de doute ! Surtout pas d’énervement ! Ces promesses mal articulées rendent fou furieux le jeune homme qui dans la voix perçoit l’ordre en demi-ton. Cette supérieure hiérarchique ne lui ordonne-t-elle pas constamment de placer les doigts de telle ou telle façon et d’actionner la pédale à tel passage de la partition ? Ses connaissances musicales la placent au-dessus de lui, mais s’effaçant sous lui elle le dégoûte plus qu’il ne saurait dire. Elle se fait petite devant sa queue qui de son coté reste petite. Klemmer cogne et martèle dans la bouche d’Erika qui se sent pris de nausée. Peine perdue. La bouche à moitié plaine, la femme parvient encore à le consoler avec amour et renvoie à un futur proche. A des joies futures ! Nul ne voit ses yeux ; elle n’est pas aux commandes, elle n’est que cheveux, nuque, toute insondabilité. Un automate d’amour qui ne réagit même plus aux coups de pied. Et l’élève ne veut qu’une chose, y aiguiser son instrument. Instrument qui au fond n’a rien à voir avec le reste de son corps. Alors que l’amour accapare toujours la femme entière. La femme a instinctivement besoin de dépenser son amour en entier en laissant la monnaie. Erika et Walter Klemmer disent de concert, aujourd’hui ça ne marche pas, mais ça marchera bien un jour. Ne pas réussir : pour Erika, le plu solide des gages d’amour. Klemmer enrage de son impuissance et se venge en tenant la femme solidement aux cheveux, à lui faire mal, afin qu’elle n’aille pas lui échapper avec ses habituelles valses-hésitations. Elle est là, profitons-en et tirons comme convenu un bon coup sur les cheveux. D’un commun accord chacun y va de quelques cris d’amour.
Mais devant cette tâche l’étoile de l’élève pâlit. Il n’en sort pas grandi. Il a beau tirer et tirer sur le fil, le labyrinthe ne s’ouvre pas. Aucun sentier du plaisir ne taille droit à travers bosquets et broussailles. La femme divague à propos de forêts peuplées des réalisations les plus folles mais connaît au mieux ronces et bolets. Pourtant elle affirme les avoir méritées par sa longue patience. L’élève s’est appliqué, un prix l’attend. Le prix, c’est l’amour d’Erika que l’élève reçoit à présent. Tournant gauchement le doux vermisseau entre la langue et le palais, elle espère de son plaisir futur une sorte de sentier de randonnée didactique, bordé d’uné végétation soigneusement étiquetée. On lit une pancarte et on se réjouit de retrouver un buisson familier de longue date. Puis on voit un serpent dans l’herbe et c’est l’épouvante car il ne porte pas de pancarte. La femme institue ce lieu inhospitalier leur nid d’amour à tous deux. Ici et maintenant ! L’élève cogne silencieux dans la douce cavité buccale, corne muette où il sent vaguement des dents qu’il lui conseille de bien cacher. Dans pareille situation l’homme craint encore plus les dents que les maladies. Il transpire, il ahane, il feint des performances. Profère qu’il pense sans cesse à la lettre. Comme c’est ennuyeux. C’est à cause d’elle et de sa lettre qu’il ne peut faire l’amour, qu’il ne peut plus que penser à l’amour. Elle a dressé des obstacles, cette femme.
Les dimensions connues et familières de son sexe dont il fait, excité, la description à cette femme qui n’a encore jamais dignement honoré le sexe en question, le réjouissent d’ordinaire autant qu’un gamin curieux son jeu de construction. Ces dimensions se font attendre. Le professeur qui n’a encore jamais éprouvé de plaisir, réagit à la description détaillée avec l’empressement joyeux du désir. Elle approuve et se réjouit d’ores et déjà de pouvoir vivre ceci et plus encore ! avec lui. Elle tente ce disant de recracher discrètement sa queue, mais se voit aussitôt contrainte de la reprendre sur ordre de l’élève Klemmer, au mépris des rapports hiérarchiques. Il n’abandonne pas la partie si vite ! Qu’elle avale sans sucre cette pilule amère ! Les premières affres d’un échec dont elle porte peut-être la responsabilité submergent Erika Kohut. Son jeune élève essaie toujours – en vain – de jouir sans penser à rien. Dans la femme qui de tout son être se jette dans les abîmes qui s’ouvrent à elle grandit le noir navire de la peur, déjà il hisse les voiles. A son insu, à peine est-elle éveillée du délire que des détails du minuscule réduit s’imposent à ses sens. Par le vasistas, en contrebas, la couronne d’un arbre. Un marronnier. Son appendice d’amour, ce bonbon insipide, Klemmer le maintient dans la cavité buccale et se colle tout entier contre le visage d’Erika en poussant des gémissements absurdes. Louchant du coin de l’œil, Erika aperçoit en bas le balancement presque imperceptible des branches que des gouttes de pluie commencent à accabler. Indûment alourdies les feuilles ploient. Suit un crépitement inaudible, une averse dégringole. Une matinée de printemps ne tient pas ses promesses. Les jeunes feuilles cèdent en silence sous l’assaut des gouttes. Des projectiles tombés du ciel frappent les branches. L’homme, lui, bourre toujours dans la bouche de la femme en la tenant par les cheveux et les oreilles, tandis que dehors les forces naturelles règnent sans partage. Elle veut toujours, lui ne peut toujours pas. Il reste petit, souple, au lieu de se faire compact et solide. L’élève à présent crie de colère, grince des dents, incapable aujourd’hui de donner le meilleur de lui-même. Ce n’est sûrement pas aujourd’hui qu’il pourra décharger dans le trou de sa bouche, situé dans la partie noble de sa personne, la partie supérieure. Erika ne pense à rien, s’étouffe, bien qu’elle n’ait presque rien dans la bouche. Mais ça lui suffit. La nausée monte et elle cherche son souffle. Pour compenser l’absence d’érection, l’élève frotte violemment son bas-ventre hérissé d’une toison piquante contre le visage d’Erika en injuriant son instrument. La nausée monte en Erika. Elle se dégage de force et vomit dans un vieux seau en fer blanc qui ne demande qu’à servir. On dirait que quelqu’un vient, cependant le calice passe au pas de charge, sans entrer. Entre deux haut-le-cœur en fanfare le professeur rassure l’homme, c’est moins grave que ça en a l’air. Elle crache de la bile qui remonte des profondeurs. Les mains crispées sur l’estomac, à demi-inconsciente, elle renvoie à des joies futures et bien plus grandes. Aujourd’hui ce n’était pas précisément joyeux, mais bientôt la joie bondira, irrésistible, du starting-gate. Ayant repris son souffle, elle offre inlassablement d’autres sentiments, plus violents, plus sincères encore, les polit avec un chiffon doux, et les présente avec ostentation. Regarde, Walter, tout ce que j’ai mis de côté pour toi, le moment est venu ! Elle a même cessé de vomir. Elle veut se rincer la bouche avec un peu d’eau, et cela lui vaut un semblant de gifle. L’homme se déchaîne, ne t’avise pas de recommencer en pleine marche d’approche vers l’ivresse des cimes. Tu m’as complètement déconcerté. Tu n’as même pas pu attendre mes sommets enneigés. Et d’ailleurs, après moi, tu n’as pas à te laver la bouche. Erika bredouille à titre d’essai un mot d’amour éculé, mais ne récolte que des rires. La pluie tambourine avec régularité.. Les vitres sont lessivées. La femme enlace l’homme, avec un débordement de paroles. L’homme lui répond qu’elle pue ! Sait-elle seulement qu’elle pue ? Il répète la phrase plusieurs fois, elle sonne si bien, savez-vous seulement que vous puez, Mme Erika ? Elle ne comprend pas, et le lèche de nouveau à petits coups. Mais ce n’est pas ça. Dehors les nuages obscurcissent le ciel. Klemmer répète bêtement – le message est passé dès la première fois – qu’Erika empeste au point d’imprégner le réduit entier de son odeur répugnante. Elle lui a écrit une lettre, et voici sa réponse : il ne veut rien d’elle, et de plus elle empeste effroyablement. Klemmer tire doucement sur les cheveux d’Erika. Qu’elle quitte la ville, qu’elle épargne à ses jeunes narines innocentes cette odeur très particulière et répugnante, ces miasmes, ces exhalaisons animales. Pouah, vous n’imaginez pas ce que vous empestez, Mme le professeur du supérieur !
Erika se laisse glisser dans le nid douillet, dans le tiède ruisseau de la honte, comme dans un bain où l’on immerge avec d’autant plus de prudence que l’eau est assez crasseuse. Une effervescence monte le long de son corps. Couronnes de la honte en mousse sale, rats crevés de l’échec, morceaux de papier, bois de la laideur, vieux matelas maculé de sperme. Ça monte, ça monte. De plus en plus haut. Avec un gloussement la femme se hisse le long de l’homme, s’élève jusqu’à sa tête, impitoyable diadème de béton. La tête prononce des phrases monotones à propos de puanteurs plus puissantes encore, dont l’élève à décelé l’origine chez le professeur.
20 sept. 2009
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