10 mai 2010

Arturo Perez-Reverte

Le peintre des batailles, roman publié en 2006, confronte l'ancien photographe de guerre Faulques à un survivant croate de la guerre en ex-Yougoslavie. Dans l'extrait suivant, Faulques se remémore une soirée du 31 décembre passée à Venise en compagnie de sa compagne Olvido, photographe elle-aussi et tuée au champ de bataille.


… quand Faulques pensait à Venise, c’étaient toujours les images de cette nuit unique qui revenaient, les lumières voilées par la brume et les flocons pâles qui tombaient sur les canaux, les langues d’eau qui léchaient les marches de pierre blanche et se répandaient doucement sur le pavé, la gondole qu’ils avaient vu passer sous le pont avec deux passagers immobiles et le gondolier qui chantait à voix basse. Et aussi les gouttes d’eau sur le visage d’Olvido, sa main gauche glissant sur la rampe de l’escalier en montant dans leur chambre, le grincement du plancher, le tapis dans lequel un de ses talons s’était pris, l’immense miroir à droite où il l’avait vue se regarder du coin de l’œil au passage, la faible lueur jaune qui entrait par la fenêtre quand, devant le grand lit, après avoir ôté leurs imperméables dans la pénombre, il lui avait relevé très lentement sa robe jusqu’aux hanches pendant qu’elle plongeait ses yeux dans les siens avec une intensité impassible, la moitié du visage très légèrement éclairée, belle comme un rêve. A ce moment, Faulques s’était réjoui de tout son cœur – une satisfaction tranquille et sauvage en même temps – de ne pas s’être fait tuer toutes les fois où cela aurait été possible ; car, sinon, il n’aurait pas été là ce soir, dénudant les hanches d’Olvido, et jamais il ne l’aurait vue reculer pour s’allonger sur la courtepointe sans cesser de le regarder à travers sa chevelure défaite et mouillée de neige fondue qui coulait sur sa figure, la robe retroussée jusqu’à la taille, ouvrant lentement les jambes avec un mélange délibéré de soumission et de défi impudique, tandis que lui, toujours impeccablement vêtu, s’agenouillait devant elle et approchait sa bouche, encore engourdie par le froid de la nuit, de la jonction obscure de ces longues cuisses parfaites au centre desquelles palpitait, chaude, très douce, délicieusement humide au contact de ses lèvres et de sa langue, la chair splendide de la femme qui l’aimait.

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