21 mars 2010

Goliarda Sapienza

Le roman L'art de la joie ne fut publié qu'en 1998, deux ans après la mort de son auteur, la comédienne et écrivain Goliarda Sapienza. Il raconte l'histoire de Modesta, née en Sicile le 1er janvier 1900. Voici la scène où encore gamine, elle retrouve Tuzzu, un jeune homme du voisinage, et atteint avec lui le même plaisir que celui de ses caresses solitaires accompagnant les crises de folie de sa soeur Tina.


Un siècle passa. Je n’osais parler. J’avais peur qu’il ne se détache de moi. Et puis, même si je l’avais voulu, je n’avais à présent même plus la force de bouger les lèvres. Je ne connaissais pas cette étrange fatigue douce, pleine de frissons qui empêchaient de sombrer. Derrière mon dos s’était assurément ouvert tout grand un précipice qui me donnait le vertige, mais ces frissons me tenaient suspendue dans le vide. J’ouvris les yeux et j’entendis ma voix qui disait:
- Maintenant je sais ce qu’est la mer.
Il ne répondit pas, et me fixant sans bouger, il me retira ma jupe, releva mes sous-vêtements et m’arracha ma culotte. Il ne bougeait pas, mais avec ses doigts, en me fixant toujours, il commença à me caresser juste comme je le faisais moi-même quand Tina criait. Brusquement, avec un sursaut, il écarta son visage. Il s’en allait?
- Non, je suis là, où veux-tu que j’aille? Maintenant je dois rester là.
Rassurée, je fermai les yeux. Tina criait et tout mon corps était secoué de ces frissons que je connaissais. Puis les caresses se firent si profondes que… comment faisait-il? Je le regardai. Il m’avait ouvert les jambes et son visage était enfoncé entre mes cuisses; il me caressait avec la langue. Bien sûr que je ne pouvais pas comprendre si je ne le regardais pas: ça, je ne pouvais pas le faire toute seule. Cette pensée me donna un frisson si profond que les cris de Tina se turent et c’est moi qui hurlai fort, plus fort qu’elle ne criait, elle, quand maman l’enfermait dans les cabinets… Je m’étais évanouie ou j’avais dormi? Quand j’ouvris les yeux il y avait un grand silence sur la plaine.
- Il faut que nous arrêtions là, maintenant, petite fille. Même si tu es une moins que rien, je ne veux pas te démolir la vie. Remets ta culotte et file. Profite de ce que j’aie réussi à me remettre la tête en tête en place quand tu me l’avais fait perdre. Oh, bon Dieu, tu me l’as vraiment fait perdre. Qui l’aurait cru? Tu es attirante, vraiment attirante, mais je ne veux pas te démolir la vie. Debout et file!

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