27 févr. 2013

Joël Dicker

Le jeune et peu connu écrivain suisse Joël Dicker a attiré l'attention des critiques et du public avec son second roman publié en 2012, La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert. Derrière une intrigue de thriller, l'auteur y dépeint, entre autres choses, deux écrivains, peut-être ses doubles, en proie à la difficulté de créer.
L'extrait suivant raconte un épisode où le jeune écrivain Marcus Goldman, encore étudiant, suit les cours du vieil écrivain, professeur de littérature, Harry Quebert.


Un jeudi matin de la fin octobre, Harry Quebert introduisit son cours de la façon suivante : " Mesdames et Messieurs, nous sommes tous très excités par ce qui se passe en ce moment à Washington, non ? L'affaire Lewinsky... Figurez-vous que depuis George Washington, dans toute l'histoire des Etats-Unis d'Amérique, deux raisons ont été répertoriées pour mettre un terme à un mandat présidentiel : être une crapule notoire, comme Richard Nixon, ou mourir. Et jusqu'à ce jour, neuf Présidents ont vu leur mandat interrompu pour l'une de ces deux causes : Nixon a démissionné et les huit autres sont morts, dont la moitié assassinés. Mais voilà qu'une troisième cause pourrait s'ajouter à cette liste : la fellation. Le rapport buccal, la pipe, la slurp slurp, la sucette. Et chacun de se demander si notre puissant Président, lorsqu'il a le pantalon sur les genoux, reste notre puissant Président.. Car voici pour quoi l'Amérique se passionne : les histoires sexuelles, les histoires de morale. L'Amérique est le paradis de la quéquette. Et vous verrez, d'ici quelques années, personne ne se souviendra plus que Monsieur Clinton a redressé notre économie désastreuse, gouverné de façon experte avec une majorité républicaine au Sénat ou fait se serrer la main à Rabin et Arafat. Par contre, tout le monde se souviendra de l'affaire Lewinsky, car les pipes, Mesdames et Messieurs, restent gravées dans les mémoires. Alors quoi, notre Président aime se faire pomper le noeud de temps en temps. Et alors ? Il n'est sûrement pas le seul. Qui, dans cette salle, aime aussi ça ?
A ces mots, Harry s'interrompit et scruta l'auditoire. Il y eut un long silence : la plupart des étudiants contemplèrent leurs chaussures. Jared, assis à côté de moi, ferma même les yeux pour ne pas croiser son regard. Et moi, je levai la main. J'étais assis dans les derniers rangs, et Harry, me pointant du doigt, déclara à mon intention :
- Levez-vous, mon jeune ami. Levez-vous pour que l'on vous voie bien et dites-nous sur ce que vous avez sur le coeur.
Je montai fièrement sur ma chaise.
- J'aime beaucoup les pipes, professeur. Je m'appelle Marcus Goldman et j'aime me faire sucer. Comme notre bon Président.
Harry baissa ses lunettes de lecture et me regarda d'un air amusé. Plus tard, il me confiera : "Ce jour-là, lorsque je vous ai vu, Marcus, lorsque j'ai vu ce jeune homme fier, au corps solide, debout sur sa chaise, je me suis dit : nom de Dieu, voici un sacré bonhomme." Sur le moment, il me demanda simplement :
- Dites-nous, jeune homme : aimez-vous vous faire sucer par les garçons ou par les filles ?
- Par les filles, professeur Quebert. Je suis un bon hétérosexuel et un bon Américain. Dieu bénisse notre Président, le sexe et l'Amérique.